Contributions

L'autorité et la façon de l'inventer vous inspire ? Envoyez-nous vos contributions à acfvlb.angers.autorite@gmail.com, elles seront publiées ici.


> L’impossible autorité des règles du savoir-vivre, par Jérémie Retière

 
« Naître, ce n'est pas compliqué. Mourir, c'est très facile. Vivre, entre ces deux événements, ce n'est pas nécessairement impossible. Il n'est question que de suivre les règles et d'appliquer les principes pour s'en accommoder. […] Il s'agit de connaître et d'apprendre, dès l'instant déjà si mondain de sa naissance, à tenir son rang et respecter les codes qui régissent l'existence. […] Appuyé sur le livre des convenances, des usages et des bonnes manières, faisant toujours référence, sans jamais rien laisser passer de sa propre nature intime, cette bête incontrôlable qui ne laisse parler que son cœur - c'est bien risible -, faisant toujours référence, et ne voulant pas en démordre, à la bienséance, l'étiquette, les recommandations, le bon assortiment des objets et des personnes, le ton et l'ordre, on se tiendra toujours bien, on sera comme il faut, on ne risquera rien, on n'aura jamais peur. »
C’est ainsi que Jean-Luc Lagarce présentait sa pièce de théâtre Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne dans le programme écrit pour sa création en novembre 1994. Il s’agit d’un monologue dont le personnage est une dame qui énonce et commente les règles à suivre pour affronter sereinement et efficacement les grands moments de l’existence, tentative d’un usage de l’autorité du signifiant pour parer au réel. Ce texte est l’adaptation par Jean-Luc Lagarce d’un célèbre manuel de savoir-vivre, Usages du monde, écrit en 1889 par la Baronne Staffe.
Le hasard du calendrier nous permet de découvrir cette pièce à Angers, quelques jours après notre journée d’étude : le 16 février, la jeune compagnie Ici comme ailleurs propose une unique représentation des Règles du savoir-vivre dans la société moderne, à l’issue d’une résidence de création et avant une représentation au théâtre Mouffetard à Paris. Dans ce texte subtil et drôle, Lagarce s’appuie sur le genre surmoïque du manuel de savoir-vivre pour le subvertir et dénoncer le semblant de la morale proposée, quand la règle n’est pas incarnée par celui qui l’édicte. Il n’a fait qu’insérer quelques mots ou formules dans le texte original de la Baronne Staffe, mais révèle ainsi ce qui n’est qu’en puissance dans le texte original : un regard ironique sur le monde et l’existence. Les conventions sociales, l’amour, la fidélité, l’amitié, la religion se trouvent ici intégralement désacralisées, réduits à des transactions financières et des négociations. Derrière l’éclat des grandes cérémonies règnent le cynisme, la solitude et l’abandon. La Dame est au service de ces règles, mais à travers sa langue (« suis là pour ça »), c’est le « Je » vide, et même absent derrière le réseau séduisant et factice des signifiants qui apparaît, témoignant de l’impossible d’une règle autoritaire, dont c’est pourtant l’objet, à dire le réel du rapport entre les sexes et la représentation de la mort. Cette nuance est le fil ténu constamment suivi par la mise en scène de François Thomas et le jeu de Martin Juvanon du Vachat, non sans humour.
Extrait : « La Dame. – L’obligation de déclaration de la naissance à la mairie appartient au père. Si le père ne peut se présenter et qu’il n’ait pas donné de procuration, s’il est malade, absent ou mort, la déclaration sera faite par le médecin ou la sage-femme, ceux-là qui accouchèrent la mère ou par toute autre personne ayant assisté à l’accouchement, je ne sais pas, n’importe qui. »
La règle édictée pour tous, extérieure, désincarnée, n’a pas valeur d’autorité authentique. Ces Règles du savoir-vivre en sont à nouveau le témoignage.

Jeudi 16 février, Studio des Abattoirs, 56 bd du Doyenné, Angers - 20h.
Lundi 20 février, Théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard, Paris 5ème (Métro Place Monge) - 20h.
Entrée libre.
Réservation : reglesdusavoirvivre@gmail.com 





> L’artiste, témoin de son temps, par Dominique Fraboulet 

A Angers, la semaine dernière, s’est déroulé le désormais célèbre « Festival Premiers Plans », festival des premiers courts et longs métrages de jeunes réalisateurs auxquels s’ajoutent des rétrospectives de leurs ainés. C’est ainsi la rencontre de deux générations et l’occasion de mesurer l’évolution des subjectivités dont témoigne le cinéma.

Pour ma part, c’est avec le même bonheur que lors de mes 13 ans que j'ai revu « West side story », cette comédie musicale célèbre à la Roméo et Juliette où deux bandes de jeunes s'affrontent à Manhattan. Elle aborde par le biais de la danse et des corps le sujet de la violence et du racisme. Et quelle ne fut pas ma surprise d'y entendre parler de psychanalyse ! L'une des bandes chante : « Si nous sommes des voyous, c'est la faute du père qui boit, de la mère qui fait le trottoir, nous sommes des malades mentaux, va te faire psychanalyser ». Et l'autre bande répond : « Si nous sommes des voyous, c'est la faute du social, y a pas de place pour nous ». Et celui qui doit arrêter cette bagarre, le policier, est un bien piètre personnage qui n'a aucune autorité, qui ne veut le calme que pour avoir un avancement de carrière. La rixe éclate et celui qui tue et est tué, est celui qui s'était retiré de la bande à cause de sa violence, coeur tendre et amoureux de Maria, soeur belle et sensible du chef de la bande adverse. Et finalement ce qui arrête cette violence c'est la mort de celui qui est le symbole de l'amour victime de la haine : les deux bandes se réconcilient en portant ensemble le corps du sacrifié.

Mais ce qui a été merveilleux pour ma génération ne l’est plus pour les plus jeunes qui ont chahuté lors d’une des représentations. Pour eux, il n’y a plus de je t’aime et d’amour pour toujours.
 
Le Festival Premiers Plans accueille donc de jeunes cinéastes qui nous présentent leur vision du monde; et ceci est parfois difficile à supporter tant  le réel y apparait souvent peu voilé et la rencontre avec l’Autre sexe marquée de violence.

Le paradis des bêtes met en scène la faillite du père. Oslo  traite de la drogue et du suicide d’un jeune homme dont les parents sont pourtant parfaits et d'un nouveau départ qui s’avère être un ratage. La terre outragée  traite de la catastrophe de Tchernobyl non pas sur le registre de la catastrophe écologique mais sur le plan de la catastrophe subjective de ceux qui ne peuvent s’empêcher de revenir sur le lieu du drame, impossible séparation, infernale répétition. La vision du monde de ces jeunes artistes est cruelle, mais parfois heureusement traitée avec humour, voire même légèreté ; c'est le cas de Tvillingen qui traite du double comme un petit homme à l'intérieur de soi que le héros vomit mais qui finalement l'entraine dans sa destinée mortelle. Eva  met en scène le drame du savant aux prises avec son invention, un robot trop humain, si humain qu'il est capable de tuer ; va-t-il le laisser continuer ? Citons encore Bora Bora au nom évocateur de bonheur, qui traite du drame de la pauvreté et finit dans la dérision.

Les jeunes cinéastes de Premiers Plans témoignent de l’incidence contemporaine du réel sur laquelle ils nous enseignent, démontrant en quoi la connexion cinéma-psychanalyse est justifiée et trouve de plus en plus à prendre place dans l’ACF.   





> A lire : « Différence principielle entre deux impossibles : analyser/éduquer », de Éric Zuliani 

Nous vous conseillons la lecture de l’article du psychanalyste nantais Eric Zuliani, sur le site Lacan Quotidien, « Différence principielle entre deux impossibles : analyser/éduquer », qui n’est pas sans rapport avec le thème de notre journée.
Extrait : La Correspondance entre Freud et le pasteur suisse Oskar Pfister s’étend de 1909 à 1938. Elle dévoile que dans un dialogue tout en finesse Freud ne lâche rien sur la psychanalyse face au pasteur-analyste-éducateur qui tente de réconcilier la découverte freudienne, la religion et l’éducation. Elle illustre ce que J.-A. Miller avançait en mars dernier : « La cure n’est pas une éducation. »
A lire sur : http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2012/01/LQ-1431.pdf
 





> Désir du maître et pouvoir du contremaître, par Gérard Brosseau

Dans une des dernières conférences sur la psychanalyse, Freud invite l'éducateur à mener sa barque entre deux écueils : le Scylla de l'autoritarisme et le Charybde du laisser-faire. En matière d'autorité, il s'agit d’éviter deux extrémismes : l'excès de contrainte et d'interdit étouffe les forces vitales, son insuffisance laisse l'enfant à une jouissance destructrice.

Ce dilemme pose la question de l'autorité de façon réductrice, et d'ailleurs Freud poursuit en invitant les éducateurs à se former aux idées de la psychanalyse, la meilleure façon étant d'en faire l'expérience personnelle.
Côté contrainte, on a le père qui interdit la mère. Freud en a dégagé le rôle et la figure à partir de l'expérience pratique et toujours singulière des psychanalyses. Pour le garçon, cet interdit est une porte qui se ferme sur la mère, et en même temps s'ouvre sur les femmes, après quelques détours... C'est le désormais célèbre Œdipe.
Dans son « retour à Freud », Lacan a repris le mythe œdipien en lui donnant une formulation logique, qu'il a appelée la métaphore paternelle. Ce n'est plus la personne, « l'Imago » du père qui entre en action, mais son nom, soit un mot qui n'a pas d'autre signification que son écriture. Ce « Nom du Père » vient faire limite au « Désir de la Mère », qui prend alors une valeur nouvelle, ouverte à l'entrée dans les liens sociaux.
« Nom du Père » est à entendre clairement comme une fonction et non comme un personnage : Lacan substitue ainsi la « fonction paternelle symbolique » à l'Imago paternelle de Freud.
Ainsi compris, le père lacanien n'est pas la personne du « papa », mais plutôt ce qui fait autorité authentique pour la mère. Mieux vaudrait même dire que c'est ce que l'enfant en perçoit. Il accepte ainsi d'être délogé d'une propension à se faire l'objet exclusif du désir de sa mère.
L'enfant peut alors avoir affaire à la mère symbolique, et non plus à la mère primordiale, au « Désir de la Mère », qui n'est pas plus la « maman » que le « Nom du Pére » n'est le « papa ». Cette mère primordiale toute-puissante, il est arrivé à Lacan de la figurer par une gueule de crocodile prête à se refermer sur le sujet. Certains détracteurs actuels de la psychanalyse font des gorges chaudes de cette image. Ils y voient une preuve de la méchanceté des psychanalystes, qui accusent les mères d'être des crocodiles ! En même temps, cette image les a inspirés au point qu'ils l'ont utilisée comme support de cartes vœux clairement menaçantes adressées à de nombreux psychanalystes...

Lacan fait d'autre part remarquer que le père freudien qui interdit, qui dit non, est aussi et peut-être surtout celui qui peut dire oui. Non pas pour inciter au laisser faire, à la libre consommation, comme ce nouveau maître qu'est le marché, mais pour mettre ainsi en avant un autre aspect de l'autorité. Il met ainsi l'accent sur l'autorité qui transmet un désir et reconnaît celui de l'enfant, ou plus largement du sujet, un désir exigeant, mais ouvert sur l'autre, sur le savoir, sur les rencontres.
C'est cette autorité que Jacques-Alain Miller qualifie d'authentique, celle qui est adoptée plus qu'elle ne s'impose. Rien à voir avec celle qui profite d'une position de force pour « surveiller et punir », selon la formule de Michel Foucault.
 
Francesca Biagi, dans un article intitulé « Le père du mythe et le père du drame » (La Cause Freudienne n°64) oppose ainsi le maître au contremaître.
Le maître met en jeu son désir et suscite à l'occasion celui de ceux qui le reconnaissent comme maître, selon des contingences de rencontre.
Le contremaître se fait le Cerbère des interdits, celui qui veille à ce que le règlement s'applique à tous sans exception.
Selon Freud, dans « Psychologie collective et analyse du moi », c'est d'avoir dû renoncer à obtenir des privilèges qu'il se voue à imposer la même chose pour tous. C'est à croire qu'il continue de rêver en secret à ce qu'il interdit et pourchasse... Il se disait du temps (ancien!) de mon Lycée, que c'étaient les élèves turbulents et chahuteurs qui devenaient les surveillants les plus féroces.

Dans les institutions, les débats sur l'autorité suscitent parfois de vieilles rengaines sur « l'équipe soudée », où tout le monde doit « parler le même langage », et autres formules toutes faites comme « rappeler le cadre » et « mettre des limites ».
Cela m'évoque la remarque de Lacan dans « La direction de la cure » : « L'impuissance à soutenir authentiquement une praxis se rabat, comme il est dans l'histoire des hommes commun, sur l'exercice d'un pouvoir. » En l'occurrence, les vœux pieux susdits rabattent l'enjeu du faire autorité sur un rapport de force imaginaire voué à l'impuissance.
Certes, toute collectivité secrète un certain nombre de règles implicites ou explicites régissant les relations de ses membres. Mais ce ne doit être qu'un cadre général à l'intérieur duquel chaque sujet pourra vivre selon sa singularité, transmettre ou s'approprier du savoir, chacun dans son style, dans une mise en jeu ouverte.
C'est seulement dans ces conditions que chacun peut développer une pratique qui lui soit propre, en appui sur une orientation théorique et des choix éthiques. C'est ainsi que s'est développée la « pratique à plusieurs ».

L'expression « Pratique à plusieurs » est le nom donné par Jacques-Alain Miller en 1992 à diverses expériences de psychanalyse appliquée en institution. Elles ont vu le jour à la fin des années soixante dix, et l'ont amené à créer le RI³, ainsi défini en 1997: « Le Réseau International d'Institutions Infantiles, le RI³, fait partie du Champ freudien et il a été créé par Jacques-Alain Miller en 1992. Ces institutions reçoivent des enfants, des adolescents et des jeunes adultes psychotiques et elles s'orientent à partir de l'enseignement de Sigmund Freud et de Jacques Lacan. »
Ce signifiant fit apparaître que la pratique à plusieurs n'a rien à voir avec ce que l'on rencontre dans une équipe pluridisciplinaire, composée de spécialistes invités à faire usage du savoir constitué, appris à l'Université, pour agir sur le symptôme de l'enfant.
Les premières institutions du RI³, c'est à dire Le Courtil, sous l'impulsion d'Alexandre Stevens, et Nonette, sous celle de Jean-Robert Rabanel, ont changé l'orientation de leurs pratiques à partir des indications de Lacan.
L'Antenne 110, par contre, est une institution créée d'origine par Antonio di Ciaccia, qui explique son projet ainsi, dans « Les Feuillets du Courtil » n° 23, page 11 :
« C'est à partir d'une visée précise - prouver ou réfuter l'affirmation de Lacan que l'enfant autiste est lui aussi dans le langage - qu'a été développée cette pratique qui se réfère à la psychanalyse sans pour autant utiliser le dispositif analytique comme tel. »
Bernard Seynhaeve, dans « Les Feuillets du Courtil » n°23, définit lui aussi la pratique à plusieurs à partir de la clinique: « La pratique à plusieurs est le corollaire de la clinique au un par un. Dans chaque institution selon son style, c'est tout le fonctionnement qui est ainsi pensé dans une logique de partenariat avec le sujet pour tenter de dire que non à la jouissance, pour que se tisse une forme de lien social. »

Cette pratique fait valoir la dimension de partenaire du sujet face à la toute-puissance de l'Autre. Il s'agit donc, me semble-t-il, de s'interposer pour protéger le sujet par rapport à la jouissance envahissante de son Autre. Bien sûr, cela demande plus d'inventivité que l'application à la lettre de règlements et d'interdits valables pour tous. Le débat sur le « cadre » et la cohérence de l'équipe trouverait dans une telle approche de quoi sortir de la nostalgie, la plupart du temps stérile, de l'autorité à l'ancienne. Au fond, ce qui fait autorité dans la pratique à plusieurs, c'est le symptôme du sujet, en tant qu'il fait barrage à la jouissance de l'Autre.
Tout au contraire, la volonté moderne de standardiser par des protocoles et des recommandations de « bonnes pratiques » aboutit à destituer les praticiens, médecins, enseignants, éducateurs et autres, de toute responsabilité autre que d'avoir appliqué des consignes. Cela stérilise l'inventivité subjective et étouffe l'enseignement que chacun peut tirer de son expérience quand il l'interroge.

Dans ce sens, je repense à ce que j'ai entendu à la fin de ma pratique en institution sur ce qui était pompeusement appelé : « la culture de l'écrit ». Il s'agissait de mettre par écrit des projets, institutionnels et d'équipe pour les professionnels, et individuels pour les usagers, puis de les évaluer par rapport aux objectifs fixés à l'avance. Ces documents pouvaient aller jusqu'à être considérés comme des contrats. Cette tentative de définir comme une prescription ce qui devait être fait ne résistait bien sûr pas aux contingences des relations éducatives.
Curieuse conception de l'écrit que celle qui consiste à s'en servir pour ligoter et paralyser les intervenants !
C'est dans une tout autre éthique que la psychanalyse lacanienne situe la place de l'écrit. Les « Écrits » de Lacan sont traversés de considérations sur l'écriture: à commencer par le séminaire sur « La lettre volée » qui ouvre le recueil en analysant le texte d'Edgar Poe, et surtout « L'instance de la lettre dans l'inconscient ». Lacan y développe sa théorie du signifiant, précise les mathèmes de la métaphore et de la métonymie en prenant pour exemples, entre autres, « l'arbre » de Paul Valery et le « Booz » de Victor Hugo.
Plus tard dans son enseignement en 1971, Lacan fait paraître dans la revue Littérature un texte intitulé : « Lituraterre », jeu de mot qu'il rapporte à une équivoque produite par James Joyce entre « a letter » et « a litter », une lettre et une ordure.
Eric Laurent a fait le 10 mars 1999 un commentaire détaillé de ce texte, invité par J.A. Miller à intervenir à son séminaire sur l'Orientation Lacanienne. Il considère que ce texte est la réécriture de « l'instance de la lettre » dans les années 70. Lacan s'y inquiète que ce premier travail ait pu rester lettre morte, alors qu'il qualifie ses écrits de « lettres ouvertes où il fait question d'un pan de son enseignement. »

L'écrit vu sous cet angle n'est pas réductible au mode d'emploi, au compte-rendu, à la recette de cuisine ou au procès-verbal. Lacan renversait ainsi le proverbe qui dit que les paroles s'envolent quand les écrits restent :
« Plût au ciel que les écrits restassent
comme il en est plutôt des paroles
car de celles-ci la dette ineffaçable
du moins féconde nos actes par leur transfert. »

Je rends ici le rythme de quatrain irrégulier qui scande cette phrase, présentée en prose dans le volume des Écrits, pour marquer l'importance de la lettre et du style.
Ce n'est pas de la même « culture de l'écrit » dont il s'agit ici, mais de l'enseignement d'un maître. Lacan reprend sans cesse ses élaborations théoriques dans ses séminaires et dans ses écrits, à la lumière des leçons tirées de l'expérience et de la pratique analytiques. Jacques-Alain Miller, dans son cours, s'est attaché à dégager pour nous les différentes étapes de ce long travail de recherche.
Je me réjouis de ce que la journée d'étude du 4 février va permettre à chacun, et moi le premier, de faire avancer ses questions sur ce qui fait autorité à notre époque, en appui sur l'autorité de ce maître du désir qu'était le docteur Lacan.
   





> De la crise de l’autorité à l’ère de la responsabilité, par Christian Heslon (Directeur de l’IPSA - UCO Angers)
 
C’est effectivement Hannah Arendt qui pointe la première, au milieu du siècle dernier, la « crise de l’autorité » des cultures modernes, du fait de leur rupture d’avec les cultures traditionnelles1. Elle relie d’emblée cette crise à la question de la responsabilité collective et individuelle2, ainsi que le fit Max Weber aux débuts de ce même vingtième siècle, à propos de la tension entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction qui caractérise selon lui le métier de politique3.

Ce mouvement de la modernité prolonge la dialectique latine entre l’auctoritas qui autorise et le re-spondere qui se porte garant d’autrui. Mais l’actuelle postmodernité accentue semble-t-il les choses, puisque la faillite des autorités y est régulièrement déplorée (sans toujours se souvenir des dérives totalitaires des autorités d’hier) en même temps que les adultes se trouvent de plus en plus enjoints à répondre non seulement de leurs actes, mais encore d’autrui, sans disposer pour autant de références faisant autorité pour orienter leurs décisions et leurs conduites.

Ainsi des parents, partageant désormais à la fois autorité et responsabilité parentale et des enseignants, dont l’autorité issue de leurs connaissances et statuts vacille au fur et à mesure que les statuts se fragilisent et que les connaissances se diffusent partout ailleurs qu’à l’école.

Ainsi de l’autorité médicale, désormais censée suivre les « directives anticipées » du patient ou l’avis de sa « personne de confiance » qui assumera en ce cas une lourde responsabilité autrefois soit dévolue à l’autorité médicale, soit confiée aux mains de Dieu.

A l’arrière-plan de ce glissement de l’autorité vers la responsabilité individuelle se profile d’une part l’actuelle judiciarisation des rapports sociaux, d’autre part la surenchère à l’évaluation et au contrôle, dont l’obsession de traçabilité vise à traquer les responsables, en l’absence d’autorités suffisantes pour réguler, assumer ou simplement répondre.

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1 Arendt, H. (1961). Between Past and Future. (La crise de la culture). Paris : Gallimard. (rééd. trad. 1989).
2 Arendt. H. (1945/1968). Responsabilité et jugement. Paris : Payot. (rééd. trad. 2005).
3 Weber, M. (1919). « Politik als Beruf » In Le savant et le politique. Paris : UGN. (rééd. trad. 1963). 





> La vérité sort de la bouche des enfants, interview de Jean-Marie Fayol-Noireterre

Nous publions ici une interview que Jean-Marie Fayol-Noiretterre a donnée à Elisabeth Leclerc-Razavet pour la revue de psychanalyse avec les enfants La petite girafe. Jean-Marie Fayol-Noiretterre est magistrat, il interviendra à notre journée d’étude dans la conversation : L’autorité : comment s’invente-t-elle avec les familles, avec les jeunes ?
 
La petite Girafe - L’affaire d’Outreau nous a paru être le signe d’un malaise de société particulièrement aigu. Quel dérapage, lourd de conséquences, n’était-il pas en train de se produire sous nos yeux, au nom du poids donné à la parole de l’enfant ?
Jean-Marie Fayol-Noireterre, vous êtes magistrat : vous avez été Juge pour enfants, Président de la Cour d'Assises pendant une quinzaine d'années, vous êtes actuellement Président de chambre à la cour d'appel de Grenoble. Bien qu'il existe un principe d'éthique professionnelle de ne pas parler d'un dossier que l'on ne connaît pas directement, accepteriez-vous de nous livrer vos réactions sur cette affaire et ce qui en a été dit dans les médias, particulièrement concernant la parole de l'enfant ?

Parleriez-vous d'un dysfonctionnement majeur de ce procès ?
Que diriez-vous de cette sur-médiatisation ?

 

Jean-Marie Fayol-Noireterre - La relecture d'un certain nombre d'articles publiés pendant le procès, l'audition de certaines émissions de radio, ou de télévision provoquent l'envie de réagir à partir de ma pratique judiciaire.
Notons en préalable que ce procès ne me paraît pas exceptionnel : toute session d'Assises pose aux juges et aux jurés les mêmes questions que celles que soulève cette affaire si médiatisée. Il y a longtemps que des juges, des psychologues, des psychanalystes s'interrogent sur la parole des victimes, et notamment celle des enfants.
Son caractère exceptionnel résulte, de l'accumulation des faits, de sa proximité dans le temps et dans l'espace avec l'instruction et le jugement de l'affaire Dutroux, et de cette médiatisation. Ce dossier a l'intérêt de poser aujourd'hui des questions que le souci exacerbé pour les victimes obstruait.
C'est cependant son caractère non exceptionnel qui me permet de parler ici, en confrontant la procédure telle qu'elle est prévue dans la loi, à ma pratique judiciaire qui vient de la connaissance de dossiers jugés pendant quinze ans de présidence de cour d'Assises, dans cinq départements différents.

Il faut rappeler tout d'abord, quelques principes fondamentaux de l'audience d'Assises : L'instruction à l'audience se déroule selon le principe de l'oralité des débats, c'est-à-dire que l'on juge à partir de ce qui est dit à l'audience (les jurés n'ont aucun accès au dossier). Mais on part du dossier écrit lors de l'instruction, établi par un juge qui ne doit pas être dans la composition de jugement.
Ensuite, le droit pénal français n'établit pas de hiérarchie des preuves : tout peut être une preuve : un élément matériel, scientifique, ou un témoignage. La parole d'un témoin, d'une victime, d'un accusé, d'un co-accusé est un élément de preuve. En découle l'obligation de l'appréciation de la parole. Parole des uns et des autres, notamment d'enfants, parfois marqués par la vie, par leurs expériences passées.
Enfin, la décision est prise selon le principe de l'intime conviction, qui consiste à apprécier « les impressions faites sur la raison par les preuves rapportées contre l'accusé, et par les moyens de sa défense ».

PG - Le Juge d’instruction a pour mission de rassembler des faits, d’en établir l’exactitude. Le psychanalyste est à l’écoute de la vérité du sujet. Mais en matière de justice, qu'est-ce qui fait preuve ?
L’affaire d’Outreau ne tient-elle pas dans une confusion tragique entre vérité et exactitude ?


J.M.F.N. - Ce qui fait preuve est apprécié à deux moments du procès : pendant l'instruction et devant la Cour d'Assises
Un juge d’instruction examine s’il existe ou non des « charges » contre une personne, selon le code de procédure pénale. Il entend seul les témoins, choisit les experts, interroge les accusés ainsi que les victimes, organise des confrontations, s'il l'estime utile.
La procédure est secrète. La Chambre de l'Instruction - Chambre de la Cour d'Appel - contrôle (via les appels des avocats) l'instruction et la détention provisoire.
 
En matière d'agressions d'enfants le juge d'instruction a une première question à résoudre : la détention provisoire. Elle est légalement exceptionnelle ; mais en fait dans ces dossiers, elle devient presque une règle, tant au nom de la protection de cette parole que de l'enfant lui-même. Il s'agit de protéger cette preuve - la parole de l’enfant - qui peut être fragile et de mettre une victime possible hors du champ de l'accusé.
Il est vrai que la presse a mis vivement en cause l'instruction du procès d'Outreau, et notamment des décisions de détention provisoire qui auraient été fondées sur la parole de l'enfant. Or le juge d'instruction est libre dans l'appréciation de la force de telle ou telle parole, mais la présomption d'innocence, critère pour apprécier les éléments contre un accusé, doit être combinée avec la protection des preuves.

Le juge d'instruction peut entendre les victimes-enfants, organiser des confrontations, après les auditions effectuées par les gendarmes ou la police. Il ne le fait pas toujours, au nom du traumatisme pour la jeune victime, dont parlent les psychologues. Il ordonne des expertises, souvent appelées de "crédibilité de l'enfant".
L'objectif final de l'instruction est d'instruire à charge et à décharge, mais aussi ne pas passer à côté d'un éventuel coupable : c'est le côté paradoxal de sa fonction. La presse, l'opinion publique demandent un coupable, et ne supportent plus l'idée que mieux vaut un coupable en liberté qu'un innocent en prison.
Soulignons que les juges aussi sont sensibles, voire soumis à leur insu, à l'opinion publique.

PG - Pourquoi cette recherche implacable du coupable, de la part de l'opinion publique ? Comme si la Justice n'allait pas faire son travail. Est-ce lié à cette recrudescence de procès concernant des enfants victimes d’abus sexuels, de pédophilie ? On voit fleurir des associations de défense de ces enfants-victimes. Il y a même une proposition de loi déposée par des députés à l’Assemblée Nationale le 4 octobre 2003, visant à lutter contre l’inceste en donnant du crédit à la parole de l’enfant.
Ne pensez-vous pas que tous ces éléments sont l’indice d’une société coupable de sa jouissance envers les enfants ? Le malaise dans la civilisation serait-il là ?


JMFN - Lorsque, à la fin de son instruction, le juge doit décider la suffisance des éléments de preuve pour que l'accusé comparaisse, ou non, devant les juges et les jurés (pour la Cour d'Assises), il n'est pas juge de la culpabilité, mais de la valeur et de la suffisance des preuves qu'il a lui-même obtenues. Si la loi pose cette distinction, la mise en application concrète est complexe, quand il s'agit de la parole d'enfants… quand on est seul face aux décisions à prendre.

Où est le contrôle de la subjectivité ? Les instances prévues par la loi (parquet, Chambre de l'Instruction) fonctionnent, dans la réalité judiciaire, comme une relecture de pièces écrites, dans des audiences non publiques, entre professionnels habitués, sans contact avec des personnes, sans audition. Les interventions des avocats tout au long de l'instruction ont un poids limité, face à la structure judiciaire, prise dans son ensemble.
Votre remarque sur la culpabilité de la société me parait centrale : elle est à la jonction de la psychanalyse et du droit et demanderait de longs développements. Elle m'évoque, pour faire court, le titre de notre interview : non, les enfants ne disent pas toujours la vérité. Il importe de rester dans le doute avant de décider, puis de décider... Mais quand on parle d'un enfant victime, je constate que chacun ne peut que se projeter dans sa propre enfance, ou sa propre paternité-maternité, et que le questionnement du doute est ardu... pour le juge d'instruction, ou pour les juges jugeant...
 
PG - Ceci nous ramène à ce qui fait preuve, une fois l'instruction terminée.

JMFN - Oui, à l'audience d'Assises, où il faut apprécier les preuves, et prendre une décision
La première phase est une nouvelle instruction orale et publique. Seuls le Président, les avocats de la partie civile, de l'accusé et l'accusation, ont eu accès au dossier de l'instruction.
Cette phase d'instruction contradictoire, sous la direction du Président qui doit être, aux termes de la loi, "impartial et objectif", consiste à entendre l'accusé, les témoins, les experts.
Les témoins, les victimes doivent parler spontanément, puis répondre successivement à des questions du président, des juges, des jurés devant toutes les parties. Puis chacun peut poser des questions pour compléter l'interrogatoire.
Les mêmes règles existent pour les experts commis par le juge d'instruction.

Cette phase d'instruction est un moment très fort, très important pour les juges et les jurés : ce sont les paroles entendues, les attitudes, les réactions des uns par rapport aux autres qui permettent d'évaluer ces paroles.
Le caractère public et contradictoire, l'oralité des débats est le seul rempart contre la partialité et la subjectivité du Président, dans cette nouvelle phase d'instruction, pour rechercher la valeur des éléments de preuve.

Apprécier les éléments de preuve quand il s'agit, en la circonstance, de la parole de l'enfant, est fort délicat.
La loi ne prescrit "pas de règle desquelles (les juges) doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement, et de rechercher dans la sincérité de leur conscience quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l'accusé et le moyens de sa défense". (article 353 du code de procédure pénale)

Ce texte est le vade-mecum du juge, du juré : c'est la méthode légale de travail pendant l'audience, et pendant le délibéré.

De nombreuses affaires jugées par les Cours d'Assises - celle d'Outreau en fait partie - ne permettent pas au juge d'instruction de réunir ce que l'on nomme des "preuves matérielles" : un inceste ancien ne laisse aucune trace médicale ; des violences psychologiques habituelles n'ont pas de traduction visible extérieurement. Ce sont les affaires dont on dit que c'est "parole contre parole".

Comment apprécier à l'audience la parole d'un enfant qui accuse ? C'est une des questions centrales de l'affaire d'Outreau.

PG - Oui, toute la question est là. Et nous revenons à la disjonction entre vérité et exactitude.
Le psychanalyste, lui, est à l’écoute de la vérité du sujet. Freud a cru les hystériques quand elles lui disaient avoir été victimes, enfants, de séduction. Puis il s’est rendu compte que c’était inexact mais n’en restait pas moins vrai, au titre de la construction subjective de l’enfant.


JMFN - L'enfant décrit des impressions ou des faits. Il décrit un ressenti d'actes sur sa personne. Il connaît mal son corps, il distingue parfois difficilement le réel et l'imaginaire. Il impute aussi ces faits à un adulte déterminé : ce sont les deux éléments à vérifier successivement.

Comment, à partir des dires accusateurs d'un enfant qui a souffert d'un examen médical, déterminer s'il s'agit d'un acte médical, ou d'un acte d'agressions sexuelles ? Comment déterminer si la toilette par le père d'un enfant de couple divorcé est un acte normal, mais maladroit, ou portant volontairement atteinte à l'enfant, quand ce dernier dit "papa a fait mal à mon zizi" ? L'adulte qui les entend le premier, et qui porte ces paroles devant la justice les comprend selon sa sensibilité, selon ses liens affectifs avec l'enfant, selon ses impressions. L'enfant, lui, a parfois des comportements perturbés, des attitudes sexuelles que l'adulte observe et interprète.
Cette chaîne d'observations, d'interprétations, dans un dossier d'agressions sexuelles ou de viols se met en place dès la plainte devant les gendarmes ou la police, se poursuit devant le juge d'instruction, et se termine devant la Cour d'Assises
Quand l’âge de l’enfant le permet, il faut rechercher ce qui s'est passé, grâce à l'audition de l'enfant à l’audience où il a la liberté de parole de manière "spontanée", comme tout témoin. Il peut aussi être confronté à ses premières déclarations.
Ce travail d'appréciation de la parole, quel qu'en soit le porteur, passe par une écoute : qu'est-ce qui est dit aujourd'hui sur des faits qui se sont déroulés il y a longtemps, et sur lesquels des paroles ont été déjà dites ? Puis doit être réalisée une vérification de l'environnement des faits décrits, d'éléments de souvenirs de faits annexes, de connaissances physiques de l'enfant qui décrit des faits, ou de celui qui rapporte ces premières paroles.
Il faut "découper" cette parole : les faits ? Imputables à qui ? C'est difficile, c'est exigeant pour ceux à qui les questions sont posées, et pour celui qui les pose. Il est demandé, par exemple, de fournir des précisions physiques pour savoir quels faits concrets répréhensibles peuvent être reprochés. 
L'utilisation de la parole comme élément de preuve, parfois le seul, nécessite cette rigueur, tant vis-à-vis de la victime que des témoins ou de l'accusé.... en mesurant la complexité de mettre des mots sur ces actes. Il convient de mesurer le poids des mots pour chacun, d’être attentif au risque de suggestions possibles, volontaires ou inconscientes.
De même la parole de l'accusé qui reconnaît ou nie les faits doit être appréciée, pour infirmer ou confirmer les dires de l'enfant. Mais l'aveu n'est "qu'un élément de preuve soumis à la libre appréciation des juges" (a. 424 du code de procédure pénale). Et l'accusé peut nier, reconnaître, et revenir à des dénégations à l'audience, comme on l'a vu à Outreau... Mais des revirements ne sont pas des preuves obligatoires de l'une ou l'autre des versions.

Un exemple : un adulte reconnaît un fait d'agression sexuelle sur une mineure de 14 ans de son entourage : il reconnaît des caresses lors d'une seule scène, mais nie tout fait de pénétration sexuelle. A l’examen médical, la mineure - scolarisée en établissement spécialisé - s’avère déflorée… mais on apprend qu’elle a eu une relation avec un petit copain avant les faits reprochés.
L'audience, en appel d'une peine de sept années d'emprisonnement, a consisté à rechercher ce que la victime, puis une camarade de dix sept ans qui l'avait incitée à porter plainte, et enfin leurs deux mères, mettaient sous le mot "viol" (juridiquement : pénétration du corps de l'autre, quel qu'en soit le mode, différent de l'agression sexuelle, exempte d'acte de pénétration). On a pu progressivement percevoir que tout attouchement d'un enfant était, pour elles, considéré comme un viol. Dans ses réponses aux gendarmes, la mineure avait, sans arrêt, modifié ses déclarations sur les faits.
 Pour la psychologue commise à l'examen de la victime : l'analyse des peurs, des réactions, des paroles de cette fillette décrivaient des éléments de réalité, (lui semblait-il), de faits d'agression de sa personne, indépendants de traumatismes familiaux antérieurs. Mais elle estimait n'avoir aucun élément précisant leur nature face aux définitions juridiques.
Comme le disait l'accusation : la définition du viol, selon la loi et la nomination d'un fait comme viol selon les victimes, peuvent être différents. L'accusé a été acquitté du chef de viol, et condamné du chef d'agressions sexuelles à une peine moindre.

PG - Freud nous a bien montré la complexité de cette question, avec l’abandon de sa première théorie de la séduction, qui a permis la mise à jour du fantasme du sujet.
J.M.F.N.- Vous posez indirectement la question des expertises.
Concernant l'expertise des enfants-victimes, le procès d'Outreau a posé « le » problème : que peut-il leur être demandé ? On a beaucoup parlé de la "crédibilité" de l'enfant. Certains experts expliquent qu'ils peuvent détecter des tendances pathologiques à la mythomanie. Mais ils disent aussi qu'ils peuvent affirmer que lorsque l'enfant dit "j'ai été violé", sa parole de sujet devant l'expert est vraie.... mais cela ne signifie pas obligatoirement qu'il y a eu vérité des faits de viol.
L'expertise est légale, obligatoire; elle est utile car elle peut apporter des éléments fondamentaux d'appréciation d'une parole.
Cependant des experts certifient la "crédibilité" des dires accusateurs de l'enfant. Leur parole est lourde pour les juges et les jurés : elle prend à leur place la décision . Mais l'expert, là, sort de son rôle.

PG - Le fantasme, c’est la façon, pour un enfant, de constituer sa réalité, d’être assujetti à Eros tout en tenant compte de l’interdit de l’inceste, un des interdits définis par Freud qui fondent la culture.
Comment la justice peut-elle faire la différence entre passage à l’acte réel sur l’enfant, et fantasme de l’enfant ?


JMFN -Le juge ne travaille pas sur les fantasmes : il n'est pas là pour aider à une prise de conscience de la distinction fantasme-réalité, mais à approcher une réalité de faits. S'il y a conviction qu'il ne s'agit que de fantasme, c'est un acquittement.

PG - Alors, comment arriver à une décision, après cet exposé des éléments de preuve, pour les juges et les jurés ?
JMFN - C'est la question de l'intime conviction. L'intime conviction de la Cour et du jury : "La loi… ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus....elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : avez-vous une intime conviction ?" (fin article 353 du code de procédure pénale)
Ce texte est lu, en son entier, aux jurés à la fin de l'instruction à l'audience, après les ultimes prises de parole des parties civiles, ou de leurs avocats, de l'accusation et de la défense. Il est même affiché réglementairement dans la salle de délibéré.

PG - On arrive là, à l’os de ce que vous avez à nous dire.

JMFN - L'intime conviction est une notion qui vient du siècle des Lumières : elle est concrétisée par le rapprochement des deux mots "impression sur la raison", cités ci-dessus, et marquant ainsi l'origine de ce mode de jugement. Il s'agit pour les jurés, les juges de tenter de subjectiver le moins possible leurs interprétations, pour arriver à une certitude. Il s'agit de prendre conscience de ses émotions, de ses impressions et de les passer collectivement au crible de la raison. C'est un travail précis qui utilise en délibéré (comme à l'audience) la parole de chacun. On y repère des prises de pouvoirs des juges, du président, des jurés. C'est une alchimie qui repose sur l'éthique des magistrats et des jurés : le respect de chacun dans l'expression personnelle devant autrui.

Le travail du délibéré est, sur les paroles - quand elles sont les seules preuves - de les analyser dans ce groupe secret, qui ne dira pas publiquement ce qui l'a convaincu de l'innocence ou de la culpabilité.
Or ce que l'on peut relever dans cette affaire d'Outreau est que les enfants ont été entendus à huis clos. On ne connaît leurs paroles que par les dires des avocats ou de quelques personnes.
Les avocats, dont la parole est libre, qui ont assisté à l'audience aux auditions des enfants, ont su donner aux jurés leur éclairage, avec des critiques parfois justifiées sur le temps de l'instruction, sur les expertises, qualifiées de partiales.
Les juges et le jury ont décidé en suivant leur conscience et leur intime conviction, selon leur serment.

PG - N'arrive-t-on pas à l'impasse de société que ce procès a pointée, orchestrée par les médias ? Comment la formuleriez-vous ?

JMFN - L'audience d'Outreau, selon la presse a, au moins, permis de mettre en place l'oralité des débats, le contradictoire. Il n'est pas démontré qu'elle n'ait pas permis aux jurés de se former une intime conviction : on sait que huit au moins sur douze (c'est ce que la loi demande ) ont voté les culpabilités discutées dans la presse, et par voie de conséquence dans l'opinion publique.
On ne peut qu'espérer, comme dans chaque délibéré que les jurés ont appliqué au moment de leur vote personnel et secret la règle : s'il n'y a pas de certitude, c'est-à-dire un doute, il doit bénéficier à l'accusé.

Parler d'impasse de société se réfère à la justice, qui est rendue "au nom du peuple français, par des femmes et des hommes. Je crois qu'il y a un impasse quand la société retire au juge ( professionnel ou citoyen) sa liberté d'appréciation, en la donnant au politique, aux medias, ou à la science, ou quand la société demande aux juges de juger selon des fantasmes collectifs comme, par exemple " la vérité sort de la bouche des enfants".
Par la toute puissance donnée à la parole de l'enfant, la société se donne bonne conscience et s'enlève le droit de critiquer, d'examiner, de douter, avant de décider. Or il faut trancher : pour moi il y a impasse si le jugement est prédéterminé.
La caricature est ce raisonnement que l'on entend parfois : l'enfant est traumatisé, donc l'accusé est coupable.

PG - Vous replacez là, la responsabilité de la communauté humaine. Alors, pour conclure ?
JMFN - Deux questions importantes sont posées par la sur-médiatisation de cette procédure.

- Tout d'abord le traitement de la parole de l'enfant, lorsqu'elle est un élément de preuve. Cette question découle de l'augmentation, par la prise en compte en justice pénale, des victimes d'agressions sexuelles, depuis environ 1995. D'une phase où l'on pensait que l'enfant fantasmait beaucoup de faits, on en est arrivé à une sacralisation de la parole de l'enfant, comme l'écrivait récemment Robert Badinter dans une libre opinion du Nouvel Observateur sur l'affaire d'Outreau.
Il ne faudrait pas, en retour, en déduire un doute systématique… Il s’agit de conserver le doute critique : c'est la déontologie du juge qui tranche sur la culpabilité par l'analyse des éléments de preuve.
Mais ce doute critique nécessite la mise en place de lieux de contrôle des juges qui fonctionnent de manière plus efficace.

- L'autre question est l'implicite des critiques de cette décision : on a peu parlé des jurés dits "populaires", qui sont aussi porteurs de la décision. Les remarques, si elles visent directement les juges professionnels, sont aussi une diatribe contre le subjectivisme attribué à l'intime conviction des jurés, dont le fonctionnement aboutirait à des condamnations dites sans preuve matérielle ou scientifique. Dans une ère de nouveau scientisme, peut-on le prôner pour le jugement de conduites humaines ? Vaut-il mieux des jurés, des juges, ou une "méthode scientifique" qui pourrait trier le vrai du faux, mécaniser la preuve pénale, pour rendre les procès plus rapides, moins arbitraires ?
Veut-on, au bout du compte, supprimer les jurés, citoyens dont le bon sens et le regard n'est pas plus critiquable que celui des juges... en mettant en cause l'intime conviction ?

Je choisis mon camp : je pense que le travail de juger est prenant, difficile pour les professionnels et pour les jurés... Mais la présence de ceux-ci oblige les juges à sortir de la routine, à reprendre l'intégralité d'un dossier publiquement, à exposer les éléments de preuves, pour construire une intime conviction. Et pour cela il faut des non-professionnels qui nous apportent leurs questionnements, leurs richesses humaines, et leurs expériences de la vie de tous les jours... C'est le meilleur contrôle de la société sur les juges.

Ultime remarque : comment, dans la société française actuelle, mettre en œuvre la présomption d'innocence quand il s'agit d'affaires sensibles pour la presse donc pour l'opinion publique, qui - comme je l’ai souligné au début de notre entretien - demande un coupable. Aurait-elle admis la liberté provisoire au début de l'instruction ? Comment faire comprendre qu’un acquittement n'est pas la démonstration de l'innocence, mais de l'absence de preuves suffisantes réunies pour forger l'intime conviction. Une condamnation, c'est l'inverse.

Qu’il s’agisse d’un acquittement au bénéfice du doute ou d’une condamnation, une erreur judiciaire est toujours possible : soyons exigeant avec la justice humaine, mais ne la sacralisons pas... 





> L’autorité de la langue, par Philippe Lacadée
 
Nous reproduisons l’extrait d’un article de Philippe Lacadée, paru dans le n°23 de la revue de psychanalyse avec les enfants La petite girafe (juin 2006), numéro consacré à l’autorité, qui apporte un éclairage sur la façon dont se fonde l’autorité au regard de la singularité créatrice de chacun et l'autorité authentique.

Qu'est-ce que l'autorité ?
Pour Lacan comme pour Hannah Arendt dans ses textes Crise de l'éducation et Qu'est-ce que l'autorité ?1, l'autorité est abordée sous l'angle de la responsabilité. N'est-ce pas ce qu'éclaire Mathieu, lorsqu'il nous explique au cours d'une conversation menée au Collège de Tivoli, dans le cadre du laboratoire « le Pari de la conversation », la distinction qu'il fait entre autorité authentique et autorité autoritaire ? Par un bon mot, il déplace la tension qui régnait dans sa classe, en empêchant les professeurs d’exercer leur autorité : « À l'école, on ferait mieux de faire du physique au lieu de la physique »2. Ce mot d'esprit permit à chacun de saisir que ce n'est pas tant l'insuffisance d’autorité des professeurs qui était en question mais le fait de savoir comment se situer face à la différence sexuelle. À sa façon, Mathieu rappelle que toute autorité se fonde sur le scandale de la découverte, résumé par Lacan en une seule formule : il n'y a pas de rapport sexuel.
Qui ne voit en effet que ce qui soutenait l'autorité, dont nous regrettons la commodité, reposait sur un ordre social ne souffrant pas que ce soit contestée une hiérarchie entre les sexes ; sitôt « cette précellence de l’un sur l'autre naufragée », la difficulté croissante est de convaincre « les deux camps qui mourront séparés » qu'il peut être plus plaisant de vivre encore ensemble. « On nous dit que le torchon révolutionnaire de la psychanalyse allait s’émousser ; la révolution, oui, ça commence à ne plus être tout à fait là que se posent les problèmes. Je peux vous assurer d'une chose, c'est que, quoi qu'il arrive du ferment révolutionnaire de la psychanalyse, ce qu'il y'a d'atroce dans les relations entre l'homme et la femme n'en sera pas pour autant atténué »3.

La singularité créatrice de chacun et l'autorité authentique
Einstein lui-même dans ses Généralités sur l'école4, témoignait de la souffrance qu'il endura jusqu'à l'âge de quinze ans dans son lycée Luitpole Gymnasium, face à des professeurs autoritaires. Prônant le « par cœur » et une discipline de fer, ils étaient sourds à la « singularité créatrice » de chaque élève. C'est à partir de sa découverte, en Suisse, au lycée d’Aaran, d'une école différente où régnait « la sollicitude sincère de ses enseignants qui ne s'appuyaient jamais sur une autorité extérieure »5, qu'il trouva à loger « la subversion créatrice » qui l'animait depuis sa tendre enfance. Il hérita d'un goût prononcé pour la vie de l'esprit.
Avec Lacan et en suivant Hannah Arendt, nous pourrions dire que les parents ne sont plus en position d'être responsables du monde qu'ils offrent à l'enfant. Ils ne sont plus, pour lui, le sujet supposé savoir, comme l'indiquait Hans mais aussi Dora à Freud. Aucun dictionnaire ne viendra jamais faire autorité sur la jouissance du parlêtre ; seule la façon dont s’élaborera pour lui, dans la langue, sa rencontre avec la castration, lui permettra de situer de la bonne façon la question de l'autorité.
L'autorité authentique, attentive à ce qui fait le désir du sujet, ne peut s'appuyer sur un pouvoir extérieur et impersonnel, elle est affaire de présence et de savoir y faire. C'est tout simplement en disant à l'enfant des choses qui font interprétation pour lui, et qui lui donne le sentiment que celui qui lui parle en connaît un rayon et qu'il le démontre, que l'enfant revêtira l'adulte des habits de l'autorité et du respect.
Aujourd'hui, cette transmission est de plus en plus laissée en plan. Mais comme le disait Lacan dès 1938, les enfants iront, grâce à leur goût pour la subversion créatrice chercher ailleurs ces perspectives, et c'est là où est grande la responsabilité éthique du discours de la psychanalyse. C’est de cet ailleurs, qu'ils cherchent à inventer, dans la quête « d'un lieu et d'une formule »6, qu'une solution surgira. Encore faut-il qu'ils puissent avoir la chance d'une rencontre, celle d'un Autre qui sache « dire que oui » à leur trouvaille, en accusant réception de leur énonciation ou en authentifiant « l'élément de nouveauté qu'ils portent en eux »7, seul capable de faire autorité face au réel.
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1 Arendt H., Crise de la culture, Paris, Folio Gallimard, 1972.
2 Lacadée P., Le malentendu de l’enfant, Paris, Payot, 2003, pp. 399-411.
3 Leguil F., « L’heur de l’autorité », Elucidation, n°3, Paris, 2002, pp.18-21.
4 Einstein A., « Généralités sur l’école, Science, Ethique, Philosophie », Œuvres choisies, tome 5, Paris Seuil, 1991, pp. 205-207.
5 Ibid., p. 206.
6 Rimbaud A., « Vagabonds », Œuvre-vie, Ed. du centenaire, Arléa, 1991, p. 349.
7 Arendt H., « Crise de l’éducation », op. cit. 





> Autorité et nouvelles technologies, par René Gruet (chef d’établissement à la retraite)

Il semble que la posture de l'adulte dans son rapport à l'enfant soit devenue plus compliquée à partir des années 80. C'est le moment où, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, des inventions technologiques (l'informatique puis les techniques de communication, téléphone portable et autres I-systèmes...) ont été d'emblée mieux maîtrisées par l'enfant que par l'adulte.

Si l'on peut penser que l'autorité d'un être (ou d'un groupe) est fondée à la fois sur la détention d'un certain savoir et sur une stature morale « de référence », cette donnée nouvelle me paraît avoir eu une grande importance.

Phénomène accentué par le fait que toute nouvelle technologie rendait – et rend toujours – très vite obsolète l'outil précédent. Nous serions donc parvenus à l'étape identifiée par Agamben quand il souligne qu'il n'y a de ce fait plus d'expérience, mais seulement de l'expérimentation, en dehors de toute transmission de l'amont vers l'aval.

Sans référence donc à un héritage de savoir-faire et d'expérience, - absence accentuée par l'éloignement de plus en plus fréquent des grands-parents -, l'enfant est encouragé par la maîtrise de ces outils dans un sentiment de toute-puissance qui se nourrit de l'illusion d'une abolition du temps et de l'espace (je peux à tout moment être ailleurs et modifier mes projets). L'enfant peut donc imaginer n'avoir plus besoin de l'autorité (au sens de l' « auctor » qui guide) de ses aînés.

L'âge de la pré-adolescence me paraît tout particulièrement concerné par cette situation qui peut expliquer, me semble-t-il, les très grandes difficultés, pour ne pas dire plus, de l'Education Nationale au niveau des collèges. 






> A lire : « L’autorité perdue », de Antonio di Ciaccia

Nous vous conseillons la lecture de l’article du psychanalyste italien Antonio di Ciaccia, sur le site Lacan Quotidien, « L’autorité perdue », qui reprend les propositions de quelques intellectuels sur la question de l’autorité. Une lecture indispensable, en préambule à notre journée d'étude.

Extrait : Par rapport à la question de l’autorité dans nos sociétés, une attitude double et contradictoire s’est développée : d’une part, on manifeste à son égard une profonde méfiance, avec la tentative de s’en débarrasser ; d’autre part, on en dénonce la carence toujours plus dramatique. Et cela s'observe dans les domaines les plus divers : dans la famille, en politique et dans le monde social. […] Elisabeth Badinter, partage avec Sermonti la préoccupation des effets de la vaste vague d’anti-autoritarisme de mai 68 «qui a porté une formidable attaque aux idées portant sur l’autorité et la loi, à l’avantage de la satisfaction du désir et de la pulsion, déclinés de différentes manières ». Elle considère que nous sommes arrivés maintenant à la fin de cette révolution, dont il ne faut pas sous-estimer les effets positifs. Mais si l’on a ouvert portes et fenêtres, il est aussi évident que « le progressif triomphe du désir a atteint actuellement un seuil dangereux. Le moment est arrivé de mettre des limites, de revenir au respect de la loi. Nous sommes désormais aux bords de la barbarie ».
A lire sur : http://www.lacanquotidien.fr/blog/2012/01/lacan-quotidien-n135-lautorite-perdue-par-antonio-di-ciaccia/ 





> Une autorité singulière inattendue, par Marie-Claude Chauviré-Brosseau

Kévin, 25 ans, a toujours souffert d’un « manque de confiance » en lui. Dès l’école primaire l’institutrice s’est inquiétée de le voir si timide, parlant peu, d’une voix à peine audible et souvent seul dans la cour de récréation. Sur les conseils de celle-ci, ses parents l’ont emmené consulter un psychologue et une orthophoniste pendant quelques années. Il a pris goût à la parole et à l’écriture. Il a beaucoup travaillé pour réussir le primaire et le secondaire et a dû redoubler plusieurs fois. Sa difficulté s’exprimait alors essentiellement par une lenteur dans sa parole comme dans ses actions et de ce fait, il n’avait pas beaucoup d’amis parmi les jeunes de son âge.
Une orientation vers un Bac Technologique lui a été proposée et il l’a réussi. Ayant fait quelques stages dans les services techniques d’une municipalité, il a commencé à travailler à l’entretien dans des parcs et des centres de loisirs. Ses responsables lui ont proposé de compléter son temps partiel par des heures d’aide à l’accompagnement d’enfants lors de sorties. C’est là que s’est révélé son « manque d’autorité » : ce qu’il demande aux enfants ne semble pas être entendu par eux et parfois ils se moquent de lui. Ses collègues s’agacent car ils sont obligés de venir remettre de l’ordre et il constate qu’avec eux les enfants obéissent souvent très vite.
Depuis deux ans Kévin cherche à résoudre ce problème.
Son médecin traitant a prescrit un bilan neuropsychologique qui a conclu à une « lenteur de diction, d’idéation et d’exécution motrice sur fond d’anxiété majeure » motivant des consultations auprès d’un psychiatre et deux types de suivi orthophonique : l’un pour la compréhension de consignes rapides, l’autre pour travailler la projection vocale et la posture.
Il s’est par ailleurs inscrit de lui-même dans une activité de théâtre et il répète, avec un éducateur de quartier, des scènes où il s’entraine à parler comme s’il était devant un groupe d’enfants. « Tout cela m’aide », dit-il, malgré le peu d’amélioration du symptôme « lenteur » et l’angoisse que ces activités suscitent parfois. Il veut persévérer car il pense qu’il peut toujours progresser mais il se décourage de plus en plus souvent : « Ce n’est pas la même chose de faire un exercice avec l’orthophoniste ou au théâtre et avoir de l’autorité avec un groupe d’enfants ».
En tant que psychiatre et psychanalyste comment accompagner ce jeune homme pour que sa singularité fasse plus autorité pour tous, y compris pour lui-même ? Comment trouver une voie qui se décale de l’exigence de normalité ? Je l’encourage à limiter les activités qui l’angoissent et finissent par l’épuiser. Je m’efforce de le laisser utiliser le temps de la consultation à sa façon. Il vient avec son cahier où il fixe par écrit toutes les questions qui tournent dans sa tête et l’envahissent : il m’a dit ceci, qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai dit cela, est-ce que j’ai bien dit ? A la consultation de la médecine du travail qu’est-ce que je dois dire ? Nous discutons et il écrit parfois nos conclusions.
L’écriture semble fixer l’instabilité de son monde et l’appui imaginaire de la reconnaissance par le travail apparait essentiel pour lui. Il aimerait garder les heures de travail auprès des enfants car pour lui « c’est plus intéressant que l’entretien ». Mais là aussi, de toute façon, sa lenteur lui est reprochée. Une formation sur « la gestion du temps » lui avait été accordée et un collègue s’est moqué : « Toi, tu seras peut-être obligé de la faire plusieurs fois ». Il tient à leur dire qu’il n’apprécie pas du tout ce genre de remarques irrespectueuses. Des collègues commencent à l’entendre et à en tenir compte.
Une pression apparaît aussi du côté médical pour que cette singularité soit évaluée dans le registre du handicap. Ce jeune homme ne le veut pas. C’est un refus sans appel qui indique sans doute le danger subjectif qu’il y aurait pour lui dans cette perspective. Dans cette opposition inattendue à se ranger sous un chiffrage comptable, il réussit à faire autorité à partir de sa singularité. 





> Qu’est-ce qui fait autorité dans l’école ?, par Vincent Moreau

La forme de la question oriente le propos, c’est-à-dire qu’il ne s’agira pas d’évoquer le thème de la violence à l’école ou de l’autorité perdue des enseignants ou des parents, mais de quelle façon l’école fait autorité. Quelles valeurs doit-elle défendre pour faire autorité ? C’est déjà une distinction sémantique entre l’autorité dans l’école sur son versant autoritaire, entre « les autorités », versus éducation nationale, politiques, économistes, syndicats d’enseignants, association de parents, vectrices des signifiants-maîtres et l’autorité authentique, celle qui nous occupe, qui, elle est attentive au désir du sujet.
 Ce travail s’inspire très largement du livre de Jean-Claude Milner qui s’intitule « De l’école », écrit en 1984 au Seuil, mais toujours d’actualité. Jacques-Alain Miller l’avait signalé il ya quelques années au cours de son enseignement.

L’école n’est pas le lieu de l’éducation ; elle est le lieu du savoir.
La réforme Legrand a voulu transformer les enseignants en éducateurs, animateurs, parents de substitution, grands frères, nourrices, ce qui peut se traduire par une certaine volonté de l’abolition des savoirs.

L’école est aux mains des gestionnaires
Il convient donc de réduire les coûts. L’enseignant trop savant devient alors gênant car l’autonomie et la réflexion viennent avec le savoir. On sait que les principaux de collège ne viennent plus forcément du milieu enseignant mais d’une école d’économie ou de management où la seule autorité qui compte est celle de l’administration. Ces directeurs qui viennent de l’enseignement oublient parfois tellement d’où ils tirent leur promotion qu’ils en viennent à haïr ceux qui étaient auparavant leurs collègues quand ce ne sont pas les élèves eux-mêmes. Plus l’enseignant est titré plus il vient en concurrence, puisqu’il fait autorité, en général, par son savoir car « plus un individu sait de choses plus il est capable d’en savoir un peu plus » et plus il vient contrer les impératifs du gestionnaire. Par analogie, la façon dont Jacques-Alain Miller, avec l’ECF, en s’appuyant sur le savoir des idées et de l’histoire, a contré les processus d’évaluation relève de cet ordre.
Les différentes réformes tendent à simplifier ce qui est à enseigner en simplifiant les savoirs. D’une certaine façon, l’enseignant ignorant, pas si rare, est plus formé à la pédagogie, c’est-à-dire au standard, qu’à la recherche et à la singularité de son savoir, acquis dans sa compétence, dans sa matière. Le mot d’ordre est la polyvalence. Si vous êtes professeur de français ou de langues, vous pouvez donc enseigner également l’histoire, la géographie, les arts plastiques et la gymnastique. Et les mathématiques vont aussi avec la physique, la chimie et les SVT. Pour ceux qui se souviennent du rapport Clery-Melin, en 2003 sur la promotion de la santé mentale, c’était écrit en toutes lettres, polyvalence et déclassement étaient les deux recettes du moindre coût.

Le corporatisme qui fait aussi partie « des autorités » peut venir soutenir le gestionnaire. Il veut un corps unique donc pas trop de savoir ou de recherche qui différencient intellectuellement les membres de cette corporation et donneraient une liberté de penser et d’enseigner. Tous la même pédagogie est l’abolition de toute différentiation qui, grâce au savoir et au désir de chaque enseignant, fait justement autorité. « On identifie volontiers loi de la majorité et démocratie. » Est-ce qu’il y a un savoir enseigner ? La pédagogie est un moyen mais non une fin. Elle entraîne une dévaluation de l’instruction au profit de l’éducation qui s’immisce dans l’affectif de l’enfant, des parents, de la direction des âmes, qui s’intéresse à l’épanouissement, aux lieux de vie à l’ouverture au monde. L’éducation voudrait toucher à l’idéal. La psychanalyse depuis Freud nous a montré qu’elle était impossible. Qui peut dire qu’il a été bien éduqué ? Faut-il se laisser éduquer ? Le concept d’instruction est, lui, lié au savoir et c’est un savoir transmissible. Il est donc curieux que l’on convoque une institution, telle que l’éducation nationale à un impossible. Eduquer ne serait-ce pas le rôle des parents ? S’il y a confusion des rôles, comment un enfant peut se protéger du regard de ses parents à l’école et l’inverse ? La liberté peut passer par la séparation des deux. Le Grand Educateur est donc une autorité autoritaire qui se prend pour un maître d’une institution idéale s’appuyant sur l’idée d’une pédagogie idéale qui donnerait le fin mot du retard scolaire ou de l’apprentissage. Evidemment et heureusement, il y a un sujet qui sera doté d’un inconscient suffisamment rétif pour faire obstacle à cette idée scientiste.
Dans les institutions qui s’occupent du handicap, nous sommes de plus en plus confrontés à cette question. Je vise les protocoles et les différentes méthodes de rééducation scolaire ou autres, nouvelles autorités très autoritaires alors que ce qui fait autorité c’est l’ignorance, l’invention, la contingence, l’attente du signe chez le sujet lui-même même si le savoir de l’adulte et sa recherche restent bien là en filigrane. Tout ceci est bien loin de la pédagogie applicable à tous et en toutes circonstances.
Que sait la pédagogie des théories de l’enfance ? Y-a-t-il d’ailleurs une théorie de l’enfance ? Il suffit de lire Freud pour savoir que l’enfance est un fantasme de grande personne. L’enseignant n’a pas affaire à des enfants mais à des élèves, c’est-à-dire à des sujets. Il n’y a pas d’homogénéité prédéterminée.

L’échec scolaire
Il faut différencier l’échec à l’école et l’échec de l’école. Ce n’est pas parce qu’un élève échoue scolairement qu’il va échouer dans ce qui sera son intégration dans la société qui est la sienne et inversement le très bon élève ne sera pas forcément celui qui saura prendre sa place dans le monde qui est le sien. La stigmatisation actuelle de tout échec scolaire prend ce visage de l’autorité autoritaire alors que l’échec de l’école, comme nous l’a montré le film documentaire « entre les murs » de Laurent Cantet, ouvre sur un possible d’une vie sociale. Là est l’autorité de l’école. La psychanalyse nous a montré que l’échec à l’école n’est pas le drame subjectif que l’opinion veut nous faire croire. Il reflète la passion, le symptôme, la jouissance, l’ambivalence, le désir. Il peut consister en une rupture nécessaire. A l’inverse, on voit fleurir ces concepts de suppression des notes, de toutes différences, de toute rivalité, finalement d’une société sans vie et sans désir. Succès et échecs sont les deux faces d’un même point de jouissance. Le but est qu’aucun n’ait une part d’irrémédiable. La psychanalyse nous a montré que pour qu’il y ait désir, il faut du manque, donc d’une certaine façon il faut qu’il y ait de l’inégalité. C’est l’inconscient qui fait autorité.

La transmission

Ce qui compte, ce n’est pas la forme du savoir transmis mais son contenu. Ce contenu est étroitement lié à celui qui l’enseigne. Les élèves ne s’y trompent pas. Ils savent reconnaître la passion pour le savoir de celui qui enseigne, c’est-à-dire quelque chose de son désir. C’est un acte de sujet dans sa singularité bien éloigné de tous les protocoles qui ne sont alors d’aucun secours. C’est cela ce qui fait autorité.  





> « Qu’est ce que l’autorité ? », à propos de l’essai de Hannah Arendt dans La crise de la culture, par Gérard Séyeux 

Le livre de Hannah Arendt, La crise de la culture, regroupe des essais, qui sont des versions revues et augmentées d’articles parus dans les revues suivantes : American scholar, Chicago review, Dedalus, Nomos, Partisan review, The review of politics.
Notre journée d’étude affirme : « l’autorité n’est plus ce qu’elle était », dans le sillage de ce que disait déjà Hannah Arendt dans un de ces essais intitulé « Qu’est-ce que l’autorité ? » : celui-ci ouvre sur une sorte de préambule ou avertissement : « pour éviter tout malentendu, il vaudrait mieux poser la question sous la forme : « qu’est ce que fut l’autorité ? », car c’est sa disparition même qui fonde à poser la question. La crise de l’autorité accompagne le développement du monde moderne ».
C’est une crise d’origine et de nature politique : on assiste, au début du siècle à la montée de mouvements politiques qui ont pour projet de remplacer le système des partis politiques et de développer une forme totalitaire nouvelle de gouvernement, ce qui suppose un effondrement des formes traditionnelles de l’autorité qui pouvaient se manifester, entre autre, au sein de l’éducation et de l’instruction (sphères pré-politiques pour Hannah Arendt), formes traditionnelles qu’étaient la religion et précisément la tradition.
Pour l’auteure, nous ne sommes plus en mesure de savoir ce qu’est l’autorité.
La définition de ce que serait l’autorité en général (ou dans une perspective d’essence de l’autorité) n’est pas pertinente à éclairer le propos. Car ce « qui a été perdu, c’est une forme particulière de l’autorité ».
Il faut faire un retour historique et avant cela préciser ce que l’autorité n’a jamais été.
L’autorité requiert l’obéissance mais pour autant, ce n’est pas une forme de pouvoir ou d’obéissance. Si on a recours à la force ou à la persuasion, on ne se trouve pas dans le cadre de l’autorité car celle-ci relève d’une hiérarchie librement consentie et reconnue : « hiérarchie elle-même dont chacun reconnait la justesse et la légitimité »1.
L’autorité reposait sur une fondation dans le passé et doit considérer que la tradition n’est pas le passé, la tradition étant une chaîne qui lie au passé, qui relie les générations entre elles. La perte de la tradition est dans une certaine mesure une perte d’une assise, de  « re-pères ».
Du point de vue historique, Hannah Arendt considère que la perte de l’autorité n’est que la fin d’un processus qui a entamé la religion et la tradition : si on laisse de côté les théories globales et que l’on s’attache à ce qu’il en est des appareils du gouvernement, des formes de l’administration et de l’organisation du corps politique, on s’aperçoit qu’il est pertinent de distinguer trois modèles différents :
- le gouvernement autoritaire
- la tyrannie
- le totalitarisme

Le gouvernement autoritaire

C’est une institution dont l’image peut être représentée par une pyramide, c’est-à-dire un système dont le siège du pouvoir se situe au sommet, avec des strates qui ont toutes un certain degré de pouvoir et qui vont decrescendo. C’est par excellence le pouvoir chrétien dont de siège est à la fois au dessus et au delà de tous les étages inférieurs. C’est la structure la moins égalitaire de toutes puisqu’elle est totalement hiérarchisée, organisée en différences et inégalités
 
La tyrannie

A l’opposé du régime autoritaire, la tyrannie est un régime égalitaire : le tyran gouverne seul contre tous et chacun est en position d’égalité par rapport au pouvoir du tyran dans leur absence de pouvoir. Si on se réfère à l’image de la pyramide, celle de la tyrannie est constituée d’un sommet d’une base et les couches intermédiaires n’existent plus. Le tyran est un  « loup à figure humaine » selon Platon.

Le gouvernement totalitaire

C’est une forme de pouvoir dont l’image peut être l’oignon : un centre autour duquel se trouvent des cercles concentriques : quoi que fasse le détenteur du pouvoir, c’est toujours de l’intérieur et non pas de l’extérieur, du sommet. C’est une disposition où toutes les composantes ont une face tournée vers l’intérieur (on dira  « le chef ») et une face en rapport avec l’extérieur, façade trompeuse de normalité comme peut apparaitre normale et conforme la face interne.

Libéralisme et conservatisme se rejoignent et s’opposent dans la façon dont ils abordent la question de l’autorité.

Pour les deux théories, nous avons à faire à une régression :
- celle de la liberté pour le libéralisme, l’autorité étant considérée comme une entrave à la liberté,
- celle de l’autorité pour le conservatisme qui considère  « que tout fou le camp ».
Ils considèrent conjointement que le résultat de ce processus régressif est le totalitarisme, qu’il s’agisse de la disparition des libertés ou de la gabegie intégrale que d’aucun nommait chienlie qui fait le lit de toutes les tyrannies.

En fait, Hannah Arendt considère que ce à quoi on assiste, c’est à une régression simultanée de l’autorité et des libertés dans le monde moderne et que les libéraux comme les conservateurs n’aspirent qu’à une chose : à la restauration, de la liberté pour les uns, de l’autorité pour les autres, « ils constituent les deux faces de la même médaille » et considèrent tous les deux que l’autorité c’est ce qui fait obéir les gens.
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1 Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essais, Paris, p. 123. 
 




> Autorité et Psychanalyse, par Nathalie Morinière

En quoi la psychanalyse peut-elle être une orientation précieuse en matière d’autorité et permettre à chacun d’en trouver la voie ? Autrement dit, en quoi peut-elle avoir une fonction civilisatrice et répondre aux débordements pulsionnels de certains sujets ?
Face à cette problématique, Lacan soutient l’idée que la question de la communauté s’aborde par la singularité, c’est-à-dire, par l’élaboration pour chacun, d’un savoir-y-faire avec sa propre jouissance, ses propres débordements pulsionnels, son symptôme.
Pour la psychanalyse, le symptôme n’est pas à éradiquer, mais plutôt à écouter, il ouvre au discours et à la part de jouissance qu’il recèle. Cette façon d’aborder le symptôme dans son rapport au lien social, est tout à fait innovante, et marque un tournant dans l’enseignement de Lacan, dès les années 70. A cette époque, Lacan prend en compte la part de jouissance du symptôme qui n’est pas message, ni communication, mais pure volonté de jouissance qui, par définition est sans l’Autre. Il élabore le concept de sinthome qui permet une avancée décisive pour la pratique clinique car il permet de mettre en évidence le statut hybride du symptôme avec sa part de jouissance (joui-sens) et de sens. Il y rattache la notion de suppléance. Cette thèse s’appuie sur l’idée que tout sujet humain a à se constituer à partir du Réel, c’est-à-dire à partir de cette dimension qui est vide de sens, de ce trou dans la signification commune des choses, mais également à partir du Symbolique fait du langage, et de l’Imaginaire. Ces 3 dimensions sont disjointes et Lacan les formalise par 3 ronds : R pour réel, S pour symbolique et I pour imaginaire. Face à cette disjonction généralisée de ces 3 instances, le sujet humain va devoir trouver le nouage nécessaire afin de pouvoir se soutenir dans l’existence. Il va devoir trouver une invention, celle du symptôme, formalisé par un 4ème rond et qui fait tenir ensemble les 3 autres. Lacan dégage ainsi la fonction de conjonction que permet le 4ème rond, à savoir le sinthome nécessaire au nouage. C’est par cette invention sinthomatique que le sujet pourra se situer par rapport au réel de la jouissance. Comme dit Lacan, dans le Séminaire XXIII : « le sujet sera parlêtre selon la façon dont il nouera la parlotte au réel ». Ce « nouage de la parlotte au réel » renvoie à la distinction qui existe entre le langage d’une part, en tant qu’il permet de se référer à la signification commune, et la « lalangue » d’autre part, qui se définit comme pure jouissance de réel et qui n’est pas du côté du sens. Ce nouage entre réel et symbolique ne va pas de soi et tout sujet humain a à faire face à la lalangue pour entrer dans le langage. Cette rencontre est toujours traumatique. Entrer dans le langage permet d’agrafer du sens au réel de la jouissance.
Dans cette perspective, il convient de proposer au sujet un espace de parole afin de lui permettre de nommer la part de jouissance incluse dans le symptôme. La fonction de nomination est capitale car elle permet au sujet de circonscrire la jouissance mauvaise, et de s’en séparer. Le sujet peut alors se faire responsable de la part prise de la jouissance dans le langage. C’est ainsi qu’il pourra articuler ses propres constructions signifiantes à celles de l’Autre, qu’il pourra parler la langue de l’Autre, s’insérer dans le lien social autrement, et faire lien social. Dans le séminaire R.S.I., Lacan joue avec l’homophonie du verbe « nommer » pour nous faire entendre le rôle majeur de la nomination pour l’homme, je cite : « Nommer, il faudrait écrire la chose ainsi, il faudrait écrire n’hommer ».
 Cette élaboration conceptuelle ouvre un champ nouveau dans la pratique clinique pour interpréter le symptôme et le réduire à sa fonction sinthomatique. Ainsi peut s’inventer le sinthome épuré de l’excès de sa part de jouissance mortifère, et permettre à chaque sujet de s’inscrire dans la communauté. 




> L’autorité : pour s’en autoriser, par Benoît Drunat

Des confins de notre ACF/VLB,  nous arrive une contribution de Benoît Drunat (Professeur de Lettres, psychanalyste, membre de l’ACF/VLB (Orléans) et responsable du laboratoire du CIEN d’Orléans) qui, outre son intérêt au regard de notre journée, témoigne de la vie et de la passion pour la psychanalyse dans les villes du pôle. 

Potestas et auctoritas
L’autorité n’est plus ce qu’elle était, dans l’école notamment. Si l’affirmation n’est pas datée, elle se soutient néanmoins du déclin de la fonction paternelle. Dès lors, fluctuante, une équivoque résonne à nouveau dans la langue, qui se définit de la distinction opérée par les anciens entre potestas et auctoritas. La première, désuète ou pas, indique l’exercice d’une emprise, quand la seconde, contemporaine ou pas, révèle le Sujet même en tant qu’elle l’autorise à se faire auteur de ses actes. Tel est mon postulat.
C’est une des difficultés que rencontre l’école, le collège notamment : l’enseignant est prompt à s’arcbouter sur sa potestas lorsque l’élève ne la lui reconnaît pas mais cherche, spécifiquement à l’orée de l’adolescence, à s’affronter à sa propre auctoritas. Il en découle, immanquablement, une série de méprises.
Ces dernières se multiplient du fait de l’orientation que prend l’école, soucieuse désormais de conformer l’élève aux critères de l’employabilité, de se couler dans les réquisits de la statistique internationale et de se protéger des « handicapés », au nom d’une ségrégation fondée sur la stigmatisation du trouble qui nie la structure psychique et la vérité du Sujet.
Or, la psychanalyse d’orientation lacanienne, appliquée non à la thérapeutique mais à la pédagogie, permet que l’enseignant qui y trouve sa boussole, offre à l’élève l’espace dans lequel il pourra se faire auteur de soi-même.

Flavien l’indocile
Flavien, élève en classe de troisième, passera prochainement devant le conseil de discipline de son collège. Il est à la fois indocile et farouche, brutal à l’occasion voire violent. L’année passée, il était suivi par un pédopsychiatre qui lui avait prescrit un neuroleptique. En septembre, la psychothérapie a été interrompue et le traitement suspendu, pour des motifs obscurs.
Flavien insulte indistinctement ses enseignants et ses camarades, refuse de travailler, bouscule un surveillant, s’exprime dans une langue ordurière, ne respecte en un mot aucune des règles de la communauté scolaire. Lorsqu’il se présente en cours, il en est vite exclu ou s’en exclut lui-même. Il lui est arrivé de fuir le collège.
Son professeur de Français pourtant refuse cette logique du Sujet, suppose que la jouissance à l’œuvre peut être bordée et, à l’inverse de ses collègues qui moquent son désir d’un « pas de côté », fait le pari, avec le CIEN, que les modalités d’inscription de Flavien dans sa scolarité peuvent bouger : mais comment suspendre ses passages à l’acte et entendre ses acting out ?
Une conversation du laboratoire du CIEN lui en donnera la clé : Pour Flavien, toute demande est entendue sur un mode persécutif. Pourtant, il ne rechigne jamais à faire avec l’Autre si ce dernier tait sa demande. Telle est donc la mise à laquelle le professeur devra consentir : ne plus adresser aucune demande à Flavien et accueillir ce qui en émergera. Il choisit donc d’occuper pour cet élève cette place très particulière, délicate à maintenir au sein de la classe, mais décisive : le professeur laisse paraître qu’il n’attend plus rien de Flavien. Il lui fait néanmoins entendre qu’il reste à son écoute.
Depuis lors, du jour au lendemain, sans qu’aucune exception ne soit venue entacher le contrat tacite, Flavien s’est forgé une place qui lui est propre : A l’écart des autres élèves, en tête à tête avec un ordinateur, il travaille, calmement. Pas sur le contenu du cours, mais à des travaux d’expression écrite et à ce qui l’intéresse : la mécanique automobile. Régulièrement, il sollicite son professeur pour le prendre à témoin de ses avancées. Il se tient résolument à sa construction, avec une constance déroutante. Certes, il continue de soliloquer : le plus souvent pour insulter, à haute voix, l’ordinateur semble-t-il.
Une telle vignette permet d’interroger à la fois la nature et la fonction de l’autorité telle que définie plus haut. Pour cet élève, la potestas échoue à se faire respecter, immanquablement. Toute remarque, attente, exigence à son égard équivaut à une intrusion insupportable. Elle n’a pas d’autre effet que de déclencher l’agressivité débordante de Flavien comme mise à distance de l’Autre méchant et à sa fuite si l’Autre s’obstine. En revanche, l’auctoritas résonne en lui : pour autant qu’il soit accueilli, à distance du corps et de la voix des autres, dans un espace qui le pacifie et que silence soit fait sur la demande de l’Autre, alors Flavien consent à endosser le costume de l’élève. Il se met alors, sans ambages, en position de compléter le manque dans l’Autre qui se fait cause de son désir : le professeur, comme semblant d’objet (a) silencieux.

Autorité et sérendipité
Ainsi, si l’autorité a pour fonction d’aider à ce que le Sujet réponde de ses actes – bien davantage que de répondre aux actes du Sujet –, elle ne peut valoir au titre d’un « pour tous » égalitaire. Au contraire, elle doit se vouloir équitable, au sens du « un par un ». Alors, le Sujet peut s’autoriser.
Des enseignants bordelais orientés par le CIEN ont fait le choix de nommer leur revue Serendipity. Voilà un des noms possibles de ce à quoi peut mener l’autorité : le terme est emprunté à Cristoforo Armeno qui raconte, dans un conte persan, que le roi Giafer de Serendip avait trois fils fort bien éduqués. Aucun d’entre eux n’acceptait de régner à la suite de son père. Alors, le roi les envoya parfaire leur instruction dans les pays étrangers. En route, ils rencontrèrent un chamelier, qui avait perdu une de ses bêtes. Il leur demanda s'ils ne l'avaient pas vu. Les jeunes princes, qui avaient remarqué sur le chemin les traces d'un semblable animal, lui dirent qu'ils l'avaient rencontré et, afin qu'il n'en doutât point, l'aîné des trois princes lui demanda : « – Ton chameau n'est-il pas borgne ? » ; le second lui dit : « – Ne lui manque-t-il pas une dent ? » et le cadet ajouta : « – Ne serait-il pas boiteux? » Le chamelier assura que tout cela était vrai…
C’est là que réside la clé : que l’autorité s’exerce au risque de l’errance du Sujet, de sa défaillance, de sa temporalité, comme autant de conditions de son accès au savoir.
Pourtant, lorsque le maître moderne interdit le détour et fixe la ligne droite comme unique chemin sans horizon, son discours autoritaire tend à effacer l’équivoque et produit une société sans dire, où seules valent la norme, l’objectivation, la signification et l’évaluation.
Si l’autorité assigne le Sujet au Réel, alors elle le condamne à la rupture, sur le mode d’un Sauve-qui-peut. En revanche, la prise en compte de ce qui fait symptôme, non pour l’écraser au nom d’une autorité articulée à la seule jouissance, mais pour y cerner ce que le Sujet adresse de mal être et explore d’inconnu, ouvre à la possible assomption du Sujet désirant. 




> Quand des pères de théâtre annoncent la fin des pères…, par Marc Zerbib

J’ai tiré un enseignement fondamental des années passées sur les bancs de Navarin et de l’université Paris VIII, dans les cours de François Regnault. La psychanalyse appliquée à L’Art n’est pas ce que l’on croit. Ce n’est pas que la psychanalyse éclaire, élucide, explicite l’œuvre d’art, mais, au contraire l’œuvre qui éclaire, anticipe les inventions de la psychanalyse. Œdipe — Sophocle aidant — en est le paradigme le plus essentiel. Hamlet, Antigone, Joyce, Duras, Dali, Aragon, Edgar Poe… on ne finirait pas d’égrener les personnages, les auteurs, les œuvres convoqués par Freud et Lacan, qui ont jalonné, pour l’anticiper, cette formidable invention.
Ainsi, c’est avec une certaine joie que, des États Unis où je prenais quelque distance avec Angers, j’ai découvert que cette belle et grande figure de Ubu allait donner corps à notre journée d’études sur l’Autorité. J’ai vite compris qu’elle n’en était pas que l’illustration mais qu’elle en « supportait » tout le poids.
Père Ubu, c’est le nom exact du personnage, monte sur la scène de ce théâtre de la pataphysique imaginée par Alfred Jarry accompagné de son double féminin Mère Ubu, pour donner corps à un père de fiction (Œdipe est un fils de fiction…) symbolisant une toute puissance absolue, une jouissance pure qui prend racine dans ce royaume entre Aragon et Pologne.
Cette « dramaturgie» de la jouissance se construit dès la première scène
Père Ubu : Merdre !
Mère Ubu : Oh, voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
Père Ubu : Que ne vous assom ‘je Mère Ubu !
Mère Ubu : Ce n’est pas moi, Père Ubu, qu’il faut assassiner !
Père Ubu : De par ma chandelle verte, je ne comprends pas
Mère Ubu : Comment Père Ubu, vous estes content de votre sort ?
Père Ubu : De par ma chandelle verte, merdre, Madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragon, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez vous de mieux ?
Mère Ubu : Comment après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur cotre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon
Père Ubu : Ah Mère Ubu…je ne comprends rien à ce que tu dis.
Mère Ubu : Tu es si bête
Père Ubu : De par ma chandelle verte, le Roi Venceslas est encore bien vivant ; et même, en admettant qu’il meure n’a-t-il pas des légions d’enfants
Mère Ubu : Qui t’empêche de massacrer sa famille et de te mettre à sa place.

La chose est dite. Après quelques répliques d’hésitation, derniers petits verrous symboliques, Père Ubu comprend vite que « bougre de merdre, merdre de bougre », il pourrait sans masque et sans fard installer « son cul sur le trône », moyennant quelques menus assassinats.
Ainsi donc en 1896, (Ubu est contemporain de l’Œdipe freudien) Alfred Jarry, à partir d‘un personnage réel, son professeur de physique du lycée de Rennes, Monsieur Hébert, surnommé par les potaches, Père Hebert, invente ce personnage et dévoile, au sens du mot, met à nu, cette jouissance obscène à l’œuvre par et dans toute autorité.
Ce faisant, paradoxalement, le destituant de cette dimension symbolique, il la remet en scène. Il restitue au Roi sa dimension symbolique, un peu comme Molière se moquant dans nombre de ses pièces de l’autorité des pères.
Nous savons bien par notre expérience clinique, confortée par l’expérience de l’Histoire, que la jouissance aussi absolue soit-elle est toujours exercée « au nom de… ». Elle se masque, s’habille d’un symbolique et se pare d’atours imaginaires parfois flamboyants. Hitler a besoin de sa théorie raciale, Staline d’un marxisme adossé à la science, et Ahmadinejad du Coran, pour « habiller » leur Père Ubu. Charlie Chaplin d’ailleurs, avec Le dictateur l’a fort bien compris en dressant un portrait des plus saisissants de son Ubu / Hitler… en l’habillant d’un costume de barbier juif, un peu clochard.
Ça, les psychanalystes depuis Freud le savent, en font l’expérience. Chaque homme, chaque femme, à l’endroit de son autorité habille à sa sauce l’Ubu qui vit en lui. C’est la version pataphysicienne de Totem et Tabou, premier acte de la mort du Père, meurtre parricide auquel se substitue le Totem interdisant la Jouissance.
Un Père symbolique fait barrage — avec autorité — à la jouissance d’un Père réel.
D’autres personnages du Théâtre pourraient supporter ce poids, plus tragiquement.
Je pense au Roi Lear de Shakespeare. Lui, au contraire d’Ubu ne s’installe pas dans la jouissance obscène. Au contraire il abandonne son autorité au profit de ses filles. Il abdique, abandonne sa couronne, son pouvoir, son spectre, son royaume à ses filles — pensant par ce don, au nom de l’amour qu’on lui doit, et au nom du symbolique, le respect que l’on doit à un père, garder par devers lui quelques miettes de ces semblants qui faisaient sa jouissance, quelques cavaliers pour sa garde, quelques écus…
Mais non. Il ne jouira de rien et c’est l’autre qui jouira de lui. Il paiera du prix fort cet « abandon de souveraineté ». Il perdra et la raison, et la vie. Le second acte de la mort du Père est celui du Père Symbolique.
Seul, son « fou » personnage qui dans le théâtre de Shakespeare viendra dire le Réel de la chose, prophétise le monde que ce Père Mort inaugure et dont il sera question dans la journée que nous préparons.
Quand les prêtres seront plus verbeux que savants
Quand les brasseurs gâteront leur bière avec de l’eau
Quand les Nobles enseigneront le goût à leurs tailleurs
Qu’il n’en cuira plus aux hérétiques mais seulement aux coureurs de filles
Quand tous les procès seront dûment jugés
Qu’il n’y aura plus d’écuyer endetté ni de chevalier pauvre
Quand les coupe bourses ne viendront plus dans les foules
Quand les usuriers compteront leur or en plein champ
Que maquereaux et putains bâtiront des églises
Alors le Royaume d’Albion
Tombera en grande confusion
Alors viendra le temps où qui vivra verra
Les gens marcher sur leurs pieds.

Par sa figure tragique, universelle, Lear inaugure le second acte de la mort du Père, la mort du Père en tant que Symbolique. Cette société annoncée par le fou, débarrassée des semblants qui encombrent l’envahissement des jouissances singulières est celle qui scelle, aujourd’hui, nos sociétés modernes.
C’est le monde « mondialisé » où nous sommes entrés. Il n’y a plus rien à inventer, du côté de l’autorité, malgré ce qu’annonce le titre de notre journée. Chaque un y va de sa jouissance, peu ou prou, se « servant « pour le pire, ou pour le meilleur d’un Nom Du Père pour mieux s’en passer. Et le courage les psychanalystes sera d’en prendre acte, sans nostalgie — j’ai beaucoup aimé l’intervention de Guilaine Guilaumé sur Ubublog —, et également sans illusions, sans nouvelles illusions. Ce que nous dit Dominique Fraboulet, dans le même Ubublog concernant le rapport nouveau des malades et des médecins donne le ton de ce qu’est cette société désencombrée des et du Père.
Le dernier héros paradigmatique de cette mort de l’Autorité que je voudrais convoquer dans la série des pères qui meurent, je le trouve dans le théâtre de l’absurde, celui de Ionesco.
Le roi se meurt a été créé en 1962 — Ionesco est un contemporain de Jacques Lacan, et « Le roi », personnage du Roi se meurt, précède d’un an, cette fameuse unique leçon du Séminaire sur les Noms du Père, du 20 Novembre 1963, où Lacan se fait « débarquer » de la scène psychanalytique. Dans ce séminaire, Lacan est clair. Si le mythe du Père est inévitable, il est non moins inévitable qu’il faut aller au delà. C’est de ne pas consentir à cet effort que la praxis analytique apparaît comme « en panne ». Et dans cette unique leçon, c’est plutôt du côté d’une clinique de l’objet qu’il nous oriente.
Donc il nous faut prendre acte du désert qu’introduit la mort du Roi.
Car « le roi se meurt », ce n’est pas « Le roi est mort. Vive le roi ». Avec cette mort aucun « vive le roi » ne s’annonce, ni ne s’invente. Une autre praxis par contre devra s’inventer et s’instituer pour les psychanalystes comme pour les acteurs sociaux.
Prenons donc acte, avec Ionesco de la mort de Béranger 1er, sous la conduite non plus de Mère Ubu, compagne de jouissance, mais de Marguerite, la seconde épouse, compagne de l’amour, vers cette sortie de la scène symbolique. Tout ce qu’écarte Marguerite est, bien sûr, invisible ; imaginaires et semblants se dissolvent. La pièce se conclut sur la dissolution des corps par une didascalie essentielle, non seulement pour le metteur en scène, mais pour le lecteur happé par l’écriture de Ionesco.
Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite.
Le Roi est assis sur son trône. On aura vu pendant cette dernière scène disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône ; ce jeu de décor est important. Maintenant il n’y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise. Puis le Roi et son trône disparaissent également. Enfin il n’y a plus que cette lumière grise.
La disparition des fenêtres, portes, murs et roi doit se faire progressivement, lentement, très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de disparaître avant de sombrer dans une sorte de brume.

C’est dans cette brume qu’obscurément avec les artistes, il nous faut « inventer » une praxis nouvelle. 




> Une trouvaille de Gérard Brosseau

Un petit dessin de Voutch illustrant la destitution du praticien qui s'efface de lui-même devant l'autorité d'un "savoir" anonyme et désincarné
 



> Un maître du jeu, par Isabelle Streliski

« Qui dit « jeu de cartes » dit « règle du jeu » donc nous allons ici découvrir comment jouer à ce magnifique jeu de stratégie et de réflexion. C’est quand même plutôt long à expliquer, alors bon courage pour tous ceux qui rêvent de devenir un jour « Maître cartes Pokémon ». (Wikipédia)

Arthur arrive à sa séance hebdomadaire avec dans ses mains un petit paquet de jeu de cartes Pokémon tout neuf. Il défait avec précaution le papier qui l’entoure et commence à me montrer fièrement ces jolies cartes toutes brillantes. Sa maman vient de lui acheter me dit-il avec naturel. Je décide de m’intéresser à ce qu’il me montre et comme il essaye de m’expliquer la règle de ce jeu, je me laisse enseigner par lui. En fait il a sa propre règle qui consiste pour lui à acquérir le plus de cartes possibles. Ce jeu en compte soixante. Il peut, quand il en a en double, les échanger avec ses copains. Ce jeu de cartes est un jeu de stratégie et de réflexion très complexe. Mais la stratégie d’Arthur c’est d’avoir le maximum de cartes pour rivaliser avec les autres. Ce qui l’intéresse lui, c’est d’avoir les cartes et non de connaître les règles et de les appliquer.
Arthur est un petit garçon de huit ans, dernier enfant d’une fratrie de trois — deux grands frères le précédent. Il a un visage très enfantin, une figure toute ronde qui peut lui donner un air angélique, soulignée par des cheveux blonds coupés très courts. Ce que je remarque au premier rendez vous c’est son regard et la façon qu’il a de toujours manipuler des objets, crayons ou autres, durant les séances. S’il pose son regard sur moi c’est toujours un peu à la dérobée, rarement en face.
Il m’a été adressé par son maître d’école qui s’inquiétait de son manque de concentration et de sa difficulté à se soumettre à l’autorité, cela pouvait se repérer dans son refus d’appliquer les consignes des exercices à faire. A la maison sa maman elle aussi était dépassée par le caractère parfois impérieux d’Arthur.
Au début de nos rencontres il était plutôt réticent à parler avec moi, ne répondant que par oui ou par non aux questions que je lui posais pour engager un échange, marquant ainsi une distance entre nous. Ce que je saisissais dans son regard c’est qu’il m’observait.
Cette séance « du jeu de cartes » avait amorçé un effacement de cette distance, et à la fin, alors que j’allais chercher sa maman, celle ci me dit presque sans colère mais avec une certaine lassitude, qu’Arthur avait volé ces cartes dans un magasin le matin même. Elle s’en était aperçue dès qu’ils étaient dehors mais elle les lui avait laissées sans réprobation, renonçant ainsi à mettre une limite aux débordements insistants de son fils. J’interroge alors Arthur sur le fait qu’il ne m’ait rien dit de cela, il me regarde du coin de l’œil prêt à partir, la main sur la poignée de la porte.
Je saisis alors le sens de la demande du maître et de la maman : être celle qui aurait une position d’autorité sur ce petit garçon, là où eux mêmes en étaient démunis.
A partir de ce moment j’aperçois aussi la demande d’Arthur qui jusque là n’avait pas trouvé la manière de s’exprimer.
Ce regard observateur qu’il posait sur moi va se dissiper à partir du moment où, en quelque sorte, je lui laisse abattre ses cartes, et il va pouvoir prendre possession de ce lieu de parole. A la séance suivante il arrive les mains vides, je n’attends pas de réponse de sa part concernant le petit larcin.
Ce jeu de cartes dérobé juste avant la séance, Arthur va s’en servir comme outil du transfert. Au delà du vol ce qui comptait pour lui c’était de me montrer ce qui l’envahissait, être le maître du jeu, non pas en étant le gagnant par rapport à des règles établies mais en possédant toutes les cartes. Si Arthur dérobe ces cartes, il ne les dérobe pas à mon regard, il me les montre et en me les montrant il peut exprimer ce qui l’encombre.
Je n’ai pas dit « Non ! » ni fait preuve d’autorité comme on me le demandait, j’ai plutôt choisi d’entendre la plainte d’Arthur et ainsi de l’aider dans la compréhension de sa question sur ce que signifie pour lui le manque à avoir.
L’acting out, écrit Lacan dans le Séminaire L’Angoisse au Chapitre IX, est essentiellement « quelque chose qui dans la conduite du sujet se montre . L’accent démonstratif de tout acting out, son orientation vers l’Autre doit être relevé ». Il y a dans cette courte vignette clinique une monstration de la castration : Arthur me donne à voir ce qu’il n’a pas.
Je reçois toujours Arthur, je n’ai pas de nouvelles de son maître qui m’appelait pour me faire part de ses craintes sur l’évolution scolaire de son élève. Quant à sa maman je la soutiens dans sa difficulté à mettre des limites aux demandes excessives d’Arthur, qui pourtant ont trouvé un certain apaisement.  




> Une chanson douce, par Jeanne Joucla

Jean Sommer* commentant la voix du président Sarkozy pour ses vœux aux français à la télévision :
« J’entends une voix contrôlée, une voix modulée, la voix de l’autorité… ton affirmé, voix posée… rythme tranquille… écoutez la tranquillité de cette voix, une voix qui nous berce gentiment… n’ayez pas peur, je suis là, restez sage… comme quand on dit Papa est là… ».
Papa, certes Nicolas Sarkozy l’est, depuis longtemps et aussi depuis peu ! On ne sait pas s’il a beaucoup le temps de pouponner sa dernière née - papa n’est pas souvent là – ni de la bercer ! Mais au fait… depuis quand une voix qui berce est-elle celle de l’autorité ?
On aurait du mal à voir dans « une chanson douce » que me chantait... qui déjà ?... autre chose que ce qui rassure - le loup on s’en fiche - mais aussi nous endort - afin de rêver à des biches et des chevaliers… la la la la ! Enfants, c’est pour le meilleur que nous sommes endormis. Il sera bien temps plus tard…
Adultes, il en va autrement. Les voix qui endorment, mettent au pas, abrutissent, il n’en a pas manqué dans l’Histoire quand l’autorité se confondait avec la voix absolue d’un seul, comme il était d’usage avec la voix du Père dans les familles patriarcales d’un autre âge. Les berceuses prennent parfois des voies insoupçonnées…
La voix qui réveille, n’est-ce pas plutôt celle-là qui pourrait faire autorité ? C’est-à-dire celle qui nous fait penser, réfléchir, devenir intelligent, un par un, et non en rangs serrés… et devenir courageux à l’occasion. Peut-on encore l’attendre de nos candidats ? A moins qu’il faille les aider à l’inventer.
*« Voix de campagne » à Culture matin, le vendredi 6 janvier 2011 




> À chacun de l’inventer, par Jérémie Retière

« L’autorité n’est plus ce qu’elle était ». On sait cela : les figures de l’autorité sont défaillantes, les repères manquent, dit-on. L’individualisme a pris le pas sur l’intérêt général, les représentants de la loi sont raillés, le recours aux instances gouvernantes ne fait plus lien social, l’ordre et l’autorité ne semblent plus contenir le débordement des jouissances individuelles.
Dans ce contexte, la réponse proposée par cette journée d’étude surprend : « à chacun de l’inventer ». Un comble ! À rebrousse-poil des propositions politiques actuelles, sécuritaires et liberticides. Alors, quelle est cette invention dont chacun a la responsabilité ?
La trouvaille qu’il s’agit de faire naître, l’invention à découvrir, c’est celle qui remplira, pour chacun de façon singulière, la fonction que le Père occupait pour tous, au bon vieux temps de son apogée. En effet, nous avons appris avec Lacan que le Père n’est pas une figure, mais une fonction. Une fonction qui limite et autorise, limite la pulsion et autorise une jouissance circonscrite, une fonction qui lie et permet donc une ouverture au lien social. Et c’est à cette fonction que le sujet recourt pour organiser son monde, son rapport à son propre corps, trouver des repères pour vivre avec ses contemporains.
Les enseignements de Freud et de Lacan, en matière de fonction paternelle et de jouissance, permettent de se repérer pour ouvrir la voie d’une invention possible.
Dans un premier temps de son enseignement, Lacan construit le concept de Nom-du-Père en référence au mythe œdipien développé par Freud. Il s’agit d’une référence au Père universel et qui vaut d’abord comme référence pour tous. Le Nom-du-Père est « le vecteur d’une incarnation de la loi dans le désir »1. L’émergence de ce signifiant introduit, pour le sujet, une signification nouvelle concernant le phallus et le désir de l’Autre, au prix d’une perte de jouissance. Dans la suite de son enseignement, Lacan montre que cette référence qui vaut pour tous est un leurre : l’Autre n’existe pas, dit-il ; comme le sujet, il est défaillant et incomplet. Il ne peut donc y avoir un Nom-du-Père pour tous, une signification commune, mais des Noms-du-Père, mis en place par et pour chacun. Pour y répondre, Lacan introduit donc une pluralisation du Nom-du-Père. Ce n’est donc plus, pour tous, le même signifiant du Nom-du-Père qui opère pour inscrire le sujet dans la loi, mais des constructions signifiantes singulières permettant aux sujets de prendre appui sur la fonction du Père. Cela ouvre la perspective d’une référence différente pour que chacun trouve une façon de s’inscrire dans l’Autre, d’une trouvaille particulière, d’un savoir y faire avec des signifiants qui viennent représenter le sujet et écrire une jouissance singulière à chacun.
Ces inventions du sujet trouvent à se déployer par la psychanalyse, dont l’éthique est l’orientation vers le sujet de l’inconscient et la place laissée à la dimension subjective. Ce sont ces trouvailles singulières dont les intervenants de cette journée d’étude, pas tous issus du champ psy, mais tous orientés par la praxis lacanienne, viendront témoigner.
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1 Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres Ecrits, Paris : Seuil, 2001, p. 373 et 374. 




> L’autorité subvertie par la psychanalyse, par Jean-Louis Houssais
    
J’étais alors un lycéen « moyen », plutôt sage, ayant peu le goût du savoir et qui, devant choisir entre trois lettres, A, C ou D, préféra la lettre D, porté par le discours ambiant de l’époque.
Etre « littéraire » (A) n’avait pas bonne presse et choisir la voie scientifique (C), où triomphaient « les grosses têtes », me paraissait une marche bien trop haute.
De ces années, je garde un souvenir saillant : notre professeur de « philo », un « contestataire » disait-on à l’époque, nous apporta un texte de Freud à étudier. Il s’agissait, je crois, d’un rêve et de son interprétation. Je poursuivis de ma propre initiative par la lecture de L’Introduction à la psychanalyse. Ce fut une révélation. Je n’avais jamais entendu parler de contenu manifeste et de contenu latent. Je n’en croyais pas mes oreilles. Ce que disait Freud me parlait. Une autre scène s’ouvrait à moi, celle de l’Inconscient.
Je ne savais pas alors que la psychanalyse allait prendre, beaucoup plus tard, une place de plus en plus importante dans ma vie.
Une formation d’éducateur et les impasses rencontrées dans la pratique me conduisirent, grâce à des rencontres contingentes, vers le discours analytique. Je fis donc le choix de travailler dans une institution où ce discours oriente les pratiques, ce qui n’est pas si fréquent.
Voici un exemple de l’effet de cette orientation.
 La mère d’un adolescent dont nous nous occupions, dans notre service éducatif, téléphonait tous les jours pour nous faire part de ses difficultés, et même plusieurs fois par jour.
Ce jour-là, perturbée, excédée par un nombre d’appels qui dépassait la dizaine, la secrétaire en fit part au chef de service qui s’adressa à l’éducateur référent de la situation. Je compris qu’il me fallait agir pour que l’ordre revienne. Mais mon petit cinéma intérieur, interprétant la réaction des collègues comme autant de reproches voire une satisfaction à me voir en difficulté, me paralysait plus qu’il ne m’aidait à agir de façon orientée.
 « De l’autorité, enfin », me disais-je pour m’encourager. Mais me résoudre à dire à cette mère « ça suffit » ou à lui demander, avec gentillesse, de téléphoner moins souvent ne me paraissait ni éthiquement pertinent, ni assuré d’efficacité.
La situation fut abordée en synthèse. « Elle se branche sur l’Autre », dit l’intervenant-psychanalyste. L’effet fut, pour moi, radical. Je fus soulagé. Que s’était-il donc passé ?
 
L’échange lors de cette synthèse, dont la phrase ci-dessus n’est que le condensé, avait déplacé l’objet (un problème institutionnel avec ses effets délétères) vers un sujet : une mère qui parait son angoisse en se branchant sur l’Autre que nous incarnions.
 Ce divin détail, le branchement, recelait une fonction cruciale pour elle, bien au-delà du contenu de ses monologues, qui était du reste très répétitif.
Je n’intervins donc pas auprès de cette mère pour tempérer ses appels, mais ce que la psychanalyse me fit découvrir ce jour-là, me permit, ainsi qu’à la secrétaire, chacun à notre place, de continuer à accueillir la parole de ce sujet, moins pour en attendre des effets de sens, que pour lui procurer un apaisement, à elle.
Cet exemple minimaliste donne une idée de ce que permet le discours analytique ; un écart a été produit : là où régnaient des jouissances, réelles ou supposées, est advenu un savoir nouveau aux conséquences pratiques.
Bien que très éloignés dans le temps, ces deux événements que sont ma première rencontre avec la psychanalyse grâce à un professeur de philosophie et la parole d’un psychanalyste dans le cadre de ma pratique, me paraissent liés par l’effet de vérité qu’ils ont eu pour moi.
 
Concernant la pratique en institution sociale, dans l’exemple que j’ai rapporté, on saisit combien le discours analytique subvertit la question de l’autorité.
En effet, là où une institution sociale s’appuie sur des règles communes, il s’est agi, grâce à la psychanalyse, de s’orienter à partir du symptôme de cette mère, de ce qui insistait, demandait à être entendu et qui put être accueilli.
Dans sa préface au livre d’Auguste Aichhorn, Jeunes en souffrance, Freud, en 1925, dit « qu’un éducateur doit avoir une formation psychanalytique car, dans le cas contraire, l’objet de ses efforts, l’enfant, restera une énigme pour lui ».
Le propos, très actuel, peut paraitre impérieux mais, nous le savons, Freud ne cédait pas sur son désir.
 
 * A lire l’article très enthousiasmant de Michèle Simon « Quelle place pour la psychanalyse dans une institution sociale ? » dans la revue La petite Girafe n° 29 « L’inéducable ».   




> Question à ... Dominique Fraboulet

Ubublog : Dans votre texte, vous dépliez de manière très précise les conséquences de l'emballement de la science sur la rencontre entre un patient et son médecin. Il ne s'agit plus d'un colloque singulier dans lequel le patient suppose au médecin un savoir qui le concerne ; le savoir est ailleurs, à disposition de tous, destituant l'un et l'autre de leur savoir respectif.
Dans le 4ème paragraphe, à propos de la science qui promet le silence des organes, vous écrivez : « (la science) ne parle pas ; elle voit la plaie, mais la plaie ne la regarde pas. Il n'y a plus de sujet divisé ». Pouvez-vous éclairer ce point qui peut paraître obscur ?
 
Dominique Fraboulet : Ce que je veux dire concerne la différence entre le regard et la vision telle que Lacan nous en parle dans Le Séminaire X, L’angoisse ; la vision fait écran au regard et protège de l’angoisse. Il me semble que la médecine scientifique avec sa multiplicité d’appareils pour voir (radiographie, échographie, IRM, scanner, endoscopie) se protège du réel ; tant qu’il se situe dans le champ du visuel et dans la frénésie de tout amener à la visibilité, le médecin refoule ce qui le constitue comme sujet. Dans la médecine moderne, c’est le médecin qui est destitué. C’est seulement à partir du moment où il franchit le champ du visible, là où « ça » le regarde, comme la boîte de sardine regardait Lacan, que le sujet se divise ; ça le concerne ; et dès lors que veut-il pour son patient et que veut-il que son patient fasse de lui ?   




> La culture générale, par Joseph Rossetto

Joseph Rossetto interviendra lors de notre journée d’étude, dans une conversation intitulée : « L’autorité : comment s’invente-t-elle à l’école ? ». Principal du collège Guy Flavien à Paris, il a publié : Projet culturel en lycée professionnel (CRDP de Créteil, 1998), Une école pour les enfants de Seine-Saint-Denis (L’harmattan, 2004), Jusqu’aux rives du monde (Striana éditions, 2007) et a participé au film de Philippe Troyon, Quelle classe, ma classe !, avec l’équipe pédagogique du collège Pierre Sémard de Bobigny, dont il était alors le principal.


Nous reproduisons ici l’extrait d’une interview accordée à la revue Atala, publiée par le lycée Chateaubriand de Rennes, dont le n°14 s’intéressait à « La culture générale ». Il s’agit d’une interview croisée avec Philippe Lacadée, psychanalyste membre de l’École de la Cause freudienne et Catherine Henri, professeur au lycée Louis Armand à Paris, qui interviendra également dans cette même conversation le 4 février. Les réponses de Catherine Henri à ces mêmes questions ont été publiées précédemment dans Ubublog.

1. Que signifie en quelques mots, pour vous, la notion de « culture générale » ?
J.R. — La culture c’est la civilisation, un patrimoine d’œuvres, de pensées, d’expériences qui se sont accumulés depuis la nuit des temps et qui tissent des liens entre les hommes et les femmes d’une communauté. Une trame faite d’expériences, des traces, des contributions. Ces signes d’humanité, dans lesquels nous pouvons puiser pour nos propres créations, pour nous construire un avenir, sont essentiels à la structuration symbolique de chacun. Mais plutôt qu’une culture générale – expression didactique et très scolaire – je parlerai plutôt d’une pluralité de cultures dont nous sommes chacun porteurs : nous sommes des métis culturels. Il y a une forme de polyphonie dans ce qui existe parce que vivre, c’est précisément être polyphonique. La nature de chacun de nous est d’avoir une culture sans laquelle nous serions incomplètement hommes, il faut préciser que toute culture est mobile, sinon elle serait morte. La tâche de l’école est de transmettre ces mille leçons d’émerveillement que contiennent les cultures – ce qu’on appelle la culture générale. Ignorer les grandes œuvres qu’elles soient faites de mots, de musique ou d’images, ce serait appauvrir le patrimoine de l’humanité, une sorte d’autodestruction en quelque sorte.
 
2. Au vu de votre expérience des établissements réputés « difficiles », quelle idée les élèves, à supposer qu’ils en aient une, vous semblent-ils se faire de la culture générale ?
JR. — S’inscrire dans une histoire, trouver un sens au monde et la conscience de sa présence, suppose que l’on s’intéresse à ce qui s’est passé avant nous et que l’on comprenne la pensée de ceux qui nous ont précédés. Pour beaucoup de jeunes à l’heure actuelle, bien qu’ils étudient l’histoire, la littérature et les sciences, la réalité ne commence qu’avec leur naissance. Tout ce qui précède est une sorte de magma informe, un domaine confus, un temps virtuel. Que ce soit dans un établissement difficile ou moins difficile il est clair qu’aujourd’hui nous sommes une autre forme de mémoire, un trop plein de mémoire personnelle. Internet fait mémoire de tout, chacun veut sa part de mémoire à travers lui-même, à travers le numérique. Il y a quelques années, il y avait une organisation de la mémoire incarnée par les bibliothèques, les archives, les musées, les livres, tournée vers la raison, la connaissance du monde et des autres. Chez les jeunes, la mémoire est liée davantage à une émotion égocentrique. Il y a un plaisir à se regarder et le refus de regarder l’autre, de regarder l’avenir. Ils n’ont plus véritablement le sens du collectif.
 
3. Cela étant, l’acquisition d’une culture générale est-elle un projet formation intelligible et acceptable pour les générations lycéennes d’aujourd’hui ? Sous quelle forme et à quelles conditions pourrait-elle demeurer l’une des visées de l’enseignement scolaire ?
J.R. — Les programmes scolaires, littéraires, scientifiques, artistiques contiennent ce patrimoine riche et diversifié que j’évoquais tout à l’heure. Malheureusement la transmission plus particulièrement en collège s’est sclérosée dans la technicité, la méthodologie. Ce qu’on enseigne est un peu mortifère. Au collège puis au lycée, si les sciences n’éveillent pas vraiment la curiosité, ni la passion des adolescents, c’est aussi parce qu’elles sont enseignées dans un objectif de réussite qui est synonyme d’accès à la série S (en ce sens, la lettre s signifiant plus sélection que science). C’est la même chose en français où l’on demande par exemple de faire connaître aux élèves les structures du poème sans faire confiance à l’intelligence que l’enfant a d’un poème en prenant appui sur ses souvenirs, ses intuitions informulées, les analogies qu’il perçoit inconsciemment et qui mettent en jeu comme il le faut son existence. Les cultures et les langues vivent en nous, pour autant que chacun puisse se les approprier et soit donc en mesure de les re-créer. Je crois qu’on ne possède une connaissance à partir du moment où elle a été « digérée », c’est à dire transformée. Les formes d’enseignement doivent donc faire appel à l’imaginaire et à la créativité des enfants.
 
4. Catherine Henri raconte dans son livre De Marivaux et du Loft comment ses élèves ont pensé immédiatement au Loft en découvrant la Dispute, alors qu’une de ses collègues n’avait pas fait le rapprochement. Les « cultures » télévisuelle, médiatique, informatique des élèves sont-elles un levier ou un obstacle pour l’acquisition d’une culture générale ?
J.R. — On ne peut pas dire que les enfants aujourd’hui subissent beaucoup de frustration. La plupart ont accès au monde entier de leur chambre. Ils ont accès à tout, mais ne savent pas grand chose. On dirait qu’ils sont repus. On constate également une sorte d’anesthésie, de somnolence notamment provoquée par les écrans vidéos et par tous les appareils auxquels ils sont branchés. Ce qui frappe chez beaucoup d’entre eux, c’est qu’ils ne savent pas grand chose du monde qui les entoure ; ils n’ont pas vraiment d’opinions, à part quelques idées ultra-conventionnelles. Leurs connaissances restent très artificielles. Et lorsqu’on engage quelque chose de nouveau qui met réellement en jeu leur créativité, leur corps aussi, il est difficile de sortir des sentiers battus, de réinvestir ce qu’ils ont appris à l’école. Il faut du temps pour qu’ils parviennent à exprimer leurs qualités enfouies, mais souvent très impressionnantes.
 
5. Qu’est-ce que vous jugez le plus regrettable, à l’heure actuelle, dans les modes d’approche et d’enseignement de la littérature à l’école ?
J.R. — Alors, bien sûr, ne mettons pas la méthode avant l’objet d’étude, ne transformons pas l’expérience en méthode et ne nous enfermons pas dans des compétences étroitement disciplinaires. On observe aujourd’hui, à l’école, une conception purement mécanique, technique de l’apprentissage, de la leçon, de l’évaluation et de la note qui prétend ignorer d’où vient l’élève.
En Français par exemple, les textes nous font lever les yeux sur le monde. Au collège, les élèves apprennent notamment les points de la rhétorique, la différence entre métaphore et métonymie, tel ou tel « mécanisme » du poème, au risque de ne pas comprendre que la poésie est une nécessité, une façon de penser, de voir et d’être. L’essentiel est là : la littérature nous bouleverse, elle dit la polysémie du monde et nous communique des valeurs, elle donne un sens au monde, mieux que toutes les actions citoyennes que nous pouvons imaginer. Privilégier l’étude des méthodes plutôt que celle des textes est une grave erreur, c’est enseigner la sècheresse.
 
6. Selon certains, une lecture hâtive de Bourdieu aurait, directement ou indirectement, conduit des professeurs du secondaire à ne plus vouloir recourir à la culture des classes dominantes et, à remplacer par exemple, l’étude d’une tragédie de Corneille par celle d’une chanson de rap, moins discriminante et moins élitiste Qu’en pensez-vous ?
J.R. — « L’étude d’une tragédie de Corneille par celle d’une chanson de rap ! » Ce sont des faits qui restent absolument marginaux. Les professeurs qui ont lu Bourdieu, il y en a très peu. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, l’organisation et les méthodes d’enseignement ont peu évolué, voire restent inchangées depuis des décennies. On enseigne toujours de la même façon et d’une manière de plus en plus traditionnelle, toujours en mettant l’accent sur les échecs plutôt que sur les projets. Nous ne sommes pas dans un pédagogisme effréné, loin de là, mais dans un système particulièrement cassant, comparé à ceux des autres écoles du monde. C’est le système d’une culture conventionnelle de l’excellence qui encense un petit nombre et enfonce les autres. Le système éducatif français n’a pas évolué, c’est ce qui le rend inopérant. C’est la raison pour laquelle le niveau d’exigence a baissé.
 
7. Des pratiques interdisciplinaires vous paraissent-elles être de nature à faciliter l’intégration des savoirs dans une « culture générale » ? Sur quoi faudrait-il mettre l’accent selon vous ?
J.R. — Au collège le temps scolaire est mécanique, régulier et rigide. Il rend étanches les cloisons disciplinaires qui morcellent à l’excès les connaissances et ne favorise pas l’aptitude des élèves à contextualiser les apprentissages hors des exercices demandés, dans une culture générale. Tout est réglé à l’avance. Il n’existe aucun espace de projets, d’initiatives, de responsabilité, d’autonomie pour les enfants. Le collège est une période où les élèves changent énormément. Ils quittent l’enfance pour aller vers des territoires inconnus, à la découverte de sensations nouvelles, corporelles et affectives. Dans le même temps, ils n’abandonnent pas cette part d’enfance, heureusement, mais ils se situent dans un entre deux. Ils ne savent qu’en faire et oscillent, hésitent, avancent et reculent dans la recherche d’eux-mêmes. L’expression de nouvelles sensations doit passer aussi par une découverte de la langue, de sa sensualité, de ses pouvoirs, par la rencontre d’autres cultures, par le désir de faire par soi-même, par le besoin d’apporter son invention dans les apprentissages, par la créativité, par l’accès à l’autonomie. Prendre en compte le potentiel des enfants, non seulement dans l’écrit, mais aussi à travers leur corps pour qu’ils vivent de véritables expériences dans les cultures que l’on transmet, c’est déjà une forme de révolution dans un système resté fermé.   




> Puissance du désir, autorité du sinthome, par Monique Amirault

« Le grand parti de ceux dont cette étrange passion, cette paralysie de l'âme par la Gorgone ou par le monstre froid, n'a pas obscurci le jugement […] sont capables de concevoir, juste de concevoir, que les dictatures ne tiennent que par le crédit qui leur est fait, c'est-à-dire par la peur qu'elles suscitent chez leurs sujets ainsi que par la révérence qu'elles inspirent au reste du monde - et que, lorsque ce crédit s'en va, lorsqu'il s'évente tel un mauvais charme ou un mirage, elles s'effondrent comme des châteaux de sable ou deviennent des tigres de papier. » BHL, Le Point, 25-08-2011

C’est toujours avec la même émotion et le même sentiment de respect que me revient à l’esprit l’éloge de Lacan comme maître, fait, il y a longtemps par J-A Miller. C’est un éloge qui continue à avoir valeur d’exemple, intemporel, car il n’emprunte pas aux standards du temps mais à la structure du désir : « Lacan est un maître, disait-il. Il n’est pas un sage, philosophe qui se fait à l’ordre du monde. [...] Nulle modération, nulle tempérance, pas de neutralité. [...] Maître est celui qui ne craint pas le voisin [...] qui ne louche pas à droite et à gauche, en arrière et de tous les côtés. Maître est celui qui ne cède pas sur son désir et qui ainsi est à lui seul une caravane qui passe. »
Aujourd’hui, les figures de l’autorité sont raillées, on les déboulonne, on les piétine. On est à l’affut chez eux de l’erreur, du faux pas et à défaut de juger leur action, on traque leurs petites jouissances. Le maître ne fait plus autorité et le réel de sa fonction a pris le pas sur sa dimension symbolique. Que reste-t-il alors de cette figure lorsque tout pouvoir établi est impuissant à l’habiller, lorsqu’aucun appareil ne fait le poids pour le justifier, lorsque la plupart du temps, seule l’insignifiance de son personnage ou le carcan du protocole maintiennent une fonction fantoche ?
Le temps a passé et l’éloge cité, adressé à Lacan, nous pouvons aussi bien l’adresser aujourd’hui à celui qui le prononçait hier, J-A Miller, ainsi qu’à quelques autres, tel Bernard-Henri Levy.
Ils ont en commun de diviser l’opinion à leur endroit, d’avoir de nombreux amis et aussi de puissants ennemis. Ils suscitent la haine. Qu’ils s’en rient, qu’ils bagarrent, qu’ils en souffrent, ne les empêche pas de suivre leur route. « Vous voulez que je parte ?, ai-je entendu dire à J-A Miller, s’adressant à un collègue dont il interprétait l’hostilité masquée, Eh bien, je reste ! ». Au cinéma St Germain-des-prés, à Paris, le 23 novembre dernier, lors de cette conversation mémorable avec BHL au sujet de son livre (La guerre sans l’aimer) et de son engagement en Lybie, nous avons vu celui-ci touché par l’estime du public et la reconnaissance de son être d’exception, habitué qu’il est à recevoir plutôt l’expression de critiques haineuses. BHL, tout comme Lacan et comme J-A Miller, est un nom du réel et « on ne saurait échapper au risque de la haine pour peu qu’on touche au réel » (Jean-Pierre Klotz, Lacan Quotidien n°101).
Ils ont aussi en commun, chacun avec son style, incomparable, une ouverture et une curiosité toujours neuve, ce qui fait d’eux des « maîtres du savoir ». A leur mode de pensée pourrait s’appliquer ce propos du philosophe Alain qu’il est arrivé à J-A Miller d’évoquer : « Penser, c’est dire « non », […] Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat ».
Ils ont encore en commun de ne pas reculer devant l’acte lorsqu’il s’impose à eux, fut-ce au prix du temps de l’angoisse et de son franchissement (ce qu’a si bien montré Anaëlle Lebovits-Quenehen dans son propos adressé à BHL le 23 novembre dernier). Chez eux, l’instant de voir se précipite dans le moment de conclure et ses conséquences, en acte.
Autrement dit, ils ont en commun un désir qui les porte et sur lequel ils ne cèdent pas. Ils veulent ce qu’ils désirent. Benoît Jacquot, ce lacanien - tel qu’il se nomme - qui nous est cher, dit dans une interview récente, « Je n’ai jamais douté avoir du talent » et par ailleurs relate « la rencontre la plus impressionnante » de sa vie, celle avec André Breton, qu’il ose aborder lorsqu’il a 14 ans et qui l’accueille dans son atelier. Sur un des livres que le jeune homme lui présente, André Breton écrit cette dédicace : « À Benoît Jacquot, pour son esprit si dangereux ».
Pour autant, ces esprits dangereux ne « se croient » pas, ne se proposent pas comme modèle mais font exemple. Ils ne sont pas gonflés d’un narcissisme que cependant certains leur prêtent mais ont plutôt la modestie de ceux qui connaissent leur symptôme, ont appris à s’en débrouiller et à le faire servir, à en endosser les conséquences et la responsabilité. Ce qui est attribué, semble-t-il, à ce qui serait du narcissisme – et là, il faut absolument lever l’erreur, le malentendu, voire la mauvaise volonté – est chez eux, l’absence d’atermoiements, d’inhibition, de doute paralysant, de jouissance de l’impuissance. Ils ne se mirent pas dans « le regard des autres », ne se font pas grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. On ne trouve pas chez eux cette fausse modestie qui ne fait que masquer l’enflure du moi. Ce n’est pas cela qui leur importe, mais la cause qui les habite et qu’ils défendent, cause bien sur perdue mais néanmoins vivante et active, réel devant lequel ils ne reculent pas. Ils savent « la fécondité du hasard » et risquent « la solitude de l’acte courageux et l’isolement d’avec les autres » (La fin du courage). C’est à ceux-là que Cynthia Fleury applique le signifiant de « courageux ».
Ils ont ainsi en commun de servir de miroir à la lâcheté de chacun. Puissent-ils même « faire honte », un faire honte « qui n’a rien à faire avec la culpabilité » mais qui est « un effort pour restituer l’instance du signifiant-maître » (J-A Miller, « Note sur la honte »).
Là où le père s’est évaporé, « ce qui s’appelle le désir suffit que la vie n’ait pas de sens à faire un lâche », écrit Lacan, (« Kant avec Sade »). Il y a 15 ans (juillet 1997, Arcachon), J-A Miller en indiquait la voie dans un propos toujours aussi actuel : « Dans un monde démocratique et vidé de l’homme d’exception », il s’agit aujourd’hui de « reconnaître la position d’exception de chacun, de vouloir ça – avec ce que ça veut dire de douleur ».   




> Autorité, par Jean-Daniel Matet

Nous reproduisons ici un article de Jean-Daniel Matet, Président de l’École de la Cause freudienne, publié dans le dernier numéro de Scilicet : L'ordre symbolique au XXIème siècle. Il n'est plus ce qu'il était. Quelles conséquences pour la cure ? (Collection Rue Huysmans, décembre 2011).

L’autorité freudienne
Ce sont les avatars de la fonction paternelle qui, jusqu’à nos jours, ont transformé les formes de l’autorité. Les témoignages ne manquent pas aujourd’hui quand, sous les coups de butoir des maltraitances économiques, des pères au passé combattant se retrouvent totalement dévalués au regard de traditions familiales dissoutes par les réalités sociales.
Du père séparant l’enfant de la jouissance maternelle aux devoirs de soins paternels, Lacan a exploré les conséquences cliniques des variantes de l’autorité tout au long de son enseignement. Il a forgé les instruments qui permirent d’aller au-delà de la mythologie freudienne du père de la horde, ou du père agent de la castration, pour en faire une fonction dont le signifiant du Nom-du-Père assure un ordre symbolique. Insuffisant à rendre compte des formes contemporaines du lien sexuel, le Nom-du-Père sera pluralisé par Lacan qui ira jusqu’a en faire avec Joyce un sinthome apte à assurer un nouage. L’Œdipe peut être considéré alors comme une des formes possibles de ce nouage.
C’est l’expérience de la psychanalyse qui révèle au mieux cette évolution de l’autorité, quand elle pose la question de la place dévolue au sujet dans le dispositif. Si c’est au nom de l’inconscient que celui-ci se déploie, fallait-il encore déterminer le statut de celui-ci, symbolique du côté de ses formations, mais aussi réel dans la part irréductible du symptôme. L’autorité de l’analyste ne tient pas au savoir qu’il détient, fusse dans la direction de la cure, mais dans un premier temps au savoir supposé, puis à sa capacité à incarner, du fait de sa propre analyse, l’objet réel qu’il n’y a pas et que la destitution subjective sanctionne en fin d’analyse. Il s’agit d’une autorité supposée au début de l’expérience, qui devient une autorité authentique ensuite, telle que Jacques-Alain Miller en a introduit la notion. Cette autorité, il ne peut la tenir de son statut social, ni de la collectivité, ni de l’État, quelques soient les semblants auxquels il se soumet pour autoriser l’expérience. L’analyste ne s’autorise que de lui-même, indique Lacan, et de quelques autres. C’est la fonction de l’École pour la psychanalyse qui assure cette autorité par la double garantie de la passe et des titres qu’elle délivre.
Dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci1, le dédain de l’autorité comme moteur de la sublimation de l’artiste y est présenté comme un mécanisme œdipien qui secoue le joug de cette autorité paternelle. L’autorité liée au poids du savoir des anciens dont Léonard se dégage lui donne cette dimension retrouvée dans le texte d’une conférence donnée par Freud la même année, « Perspectives d’avenir de la thérapeutique analytique »2. L’autorité de l’analyste est attendue du savoir scientifique qu’il forge à partir de son expérience clinique. À propos de la technique psychanalytique3, l’autorité est présentée par Freud comme un besoin lié à la faiblesse des êtres humains, une aspiration névrotique à se soutenir du père dont il souligne qu’elle sape la progression de l’analyse elle-même par les effets de suggestions induits4. Il s’agit donc d’une autorité à laquelle les analystes aspirent pour garantir la transmission de leur discipline et qui ne peut s’appuyer sur les mécanismes névrotiques d’aspiration à cette autorité, sous peine d’y voir ruinés ses propres efforts. L’invention de l’artiste comme celle de l’analysant passe donc par une remise en question de cette autorité dont pourtant ils ne sauraient se passer.

Avec Lacan : une autorité authentique
L’expression d’autorité authentique5 prend sa force du moment de son énonciation et de la trouvaille sémantique qui n’a rien d’une métaphore, mais relève plutôt de l’invention conceptuelle.
Cette expression6 est le pivot d’un enjeu quant à la politique de la garantie dans et pour l’École. Celle que confère la passe au-delà de l’authentique de la cure et de sa fin et qui donne autorité au titre de psychanalyste (AE). Celle que confère l’École à ses praticiens authentifiés et dont elle attend qu’ils fassent preuve d’autorité (AME).
Cette conception de la responsabilité de l’analyste est impliquée par le terme de politique utilisé par Lacan pour désigner la charge de l’analyste dans la direction de la cure et au-delà. C’est ainsi qu’une disjonction des deux termes – autorité, placée du côté politique de l’analyste et authentique, placé du côté de la passe – n’aurait aucune pertinence, car l’opération intime ne saurait négliger ce qui du désir d’un sujet se manifestait dans son lien social. En posant que l’analyste ne s’autorise que de lui-même, Lacan a donné une issue à cette impasse. L’autorité est conférée au dire ou au savoir de l’analyste du fait de son analyse. L’expression d’autorité authentique a permis un pas de plus dans la résolution de cette contradiction entre ce qui est produit dans l’analyse et l’exigence de sa transmission.
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1 Freud S., Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci, Idées, Gallimard, 1977, p. 123-124.
2 Freud S., « Perspectives d’avenir de la therapeutique analytique », La technique psychanalytique, PUF, 1975, p. 23-34.
3 Freud S., ibid., p. 28 : « J’ai dit que nous devions beaucoup espérer du surcroit d’autorité que le temps ne manquerait pas de nous conférer. Inutile de m’étendre longuement sur l’importance de l’autorité. Très peu de gens civilisés sont capables de mener une existence parfaitement autonome ou même de porter un jugement personnel. Vous ne pouvez vous représenter dans toute leur ampleur le besoin d’autorité et la faiblesse intérieure des êtres humains. »
4 Freud S., ibid., p. 29 : « Jusqu’à présent cette autorité et l’énorme force de suggestion qui en émane ont travaillé contre nous. Tous nos succès thérapeutiques ont été obtenus à l’encontre de cette suggestion. »
5 Lors du Collège de la passe de l’ECF de 1996-97, bien que J.-A. Miller note avoir soutenu la position d’une autorité authentique dès 1990-91 lors du précédent collège de la passe comme en témoignera la note adressée aux AE après leur réunion du 6 février 93.
6 Brochure éditée par le Conseil de l’ECF sous le titre de Spartam Nactus Es, 7 octobre 1997.  




> Sous l'autorité de la pulsion. Trouvailles de petites filles pour faire danser le réel, par Jocelyne Turgis


Au cours de ma visite de l'exposition « Danser sa vie » au Centre Beaubourg, je remarque deux petites filles âgées de trois à quatre ans qui sont assises devant moi sur un banc face à une vidéo. Une des deux petites montre à l'autre comment elle doit mettre ses jambes et ses pieds pour finalement sauter du banc sur le sol mais elle précise que cela doit se faire en même temps. L'exercice continue, la plus « hardie » dirige, elle est le chorégraphe en somme, personnage absent de la vidéo, pour que se reproduise ce qu'elles voient en direct sur l'écran. La deuxième petite s'exécute de bonne grâce et elles trouvent toutes les deux un certain plaisir à mettre leur propre corps à l'épreuve de la danse. Ce qui semble important dans les paroles de la première petite, c'est de « faire pareil et simultanément », la captation imaginaire est aux commandes.
Je les retrouve un peu plus loin assises sur un autre banc, devant la vidéo de la danseuse Lisbeth Grumez dont la performance consiste à danser nue, enduite d'huile qui tombe sur elle et sur le sol.
Elle exécute toutes sortes de mouvements dans les positions les plus audacieuses dévoilant ainsi son manque. Son corps se reflète sur le sol huileux. Nous la voyons elle et son reflet.
Les deux petites filles assises silencieuses un moment se regardent, s'agitent un peu. La première, celle dont on pourrait dire qu’elle fait autorité sur l'autre, se lève et demande à sa petite compagne de s'allonger sur le sol. Elle s'allonge alors sur elle reproduisant ainsi la vision que nous avons de la danseuse et de son reflet quand elle s'allonge ou rampe sur le sol. Puis la petite qui est dessous demande à l'autre d'inverser les places, ce qu'elles font à plusieurs reprises comme dans un ballet bien réglé. Un battement est ainsi introduit, desserrant dans le jeu symbolique le lien imaginaire des places du corps et de son reflet, du réel et de l'imaginaire.
Invention par le jeu de deux petites filles face au réel d'un corps de femme et à l'énigme qu'il abrite. Elles sont chacune à leur tour le reflet de l'autre, le reflet entré dans la danse.
Elles font danser le réel, le réel en jeu, à défaut de le nommer. Leur désir d(e)' (a)border ce réel trouve sa réponse dans leur propre corps qu'elles savent mettre en jeu à leur tour.
Elles dansent leur vie de petite fille. 




> La culture générale, par Catherine Henri

Catherine Henri interviendra lors de notre journée d’étude, dans une conversation intitulée : « L’autorité : comment s’invente-t-elle à l’école ? ». Elle est professeur au lycée Louis Armand à Paris et a publié : De Marivaux et du loft (P.O.L., 2003 et Folio), Un Professeur sentimental (P.O.L., 2005), Libres cours (P.O.L., 2010).
Nous reproduisons ici l’extrait d’une interview accordée à la revue Atala, publiée par le lycée Chateaubriand de Rennes, dont le n°14 s’intéressait à « La culture générale ». Il s’agit d’une interview croisée avec Philippe Lacadée, psychanalyste membre de l’École de la Cause freudienne et Joseph Rosetto, principal de collège, qui interviendra également dans cette même conversation le 4 février. Nous publierons d’autres extraits de cette interview dans un prochain numéro d’Ubublog.


1. Que signifie en quelques mots, pour vous, la notion de « culture générale » ?
C.H. — La culture générale ne m’apparaît pas comme un corpus de connaissances, encore moins comme un répertoire de réponses à des questions telles qu’elles pourraient être proposées dans un QCM lors d’un concours ; ce ne peut être un avoir, quelque chose qu’on posséderait, mais plutôt quelque chose qui a un rapport avec l’être, ou le savoir être : comment regarder (ce que nous apprend la peinture et le cinéma), comment vivre ensemble (ce que nous apprend la littérature et la musique), comment communiquer, voyager, etc. Le problème est évidemment l’articulation de cette culture avec ce qu’on apprend, ou n’apprend pas, à l’école. La musique, l’histoire des arts, le cinéma par exemple, ne font pas l’objet — ou alors à la marge, en passant — d’un enseignement au lycée. Par ailleurs, l’enseignement dans ces domaines n’est pas le même dans tous les pays. L’enseignement de la philosophie en lycée est une exception française, comme celle de l’histoire des arts une exception italienne ; et on sait que les pays totalitaires suppriment celui de la philosophie et de l’histoire. Cette variabilité est bien le signe que la culture générale a plus à voir avec une manière d’être, de vivre, une représentation du monde qu’avec une somme de savoirs constitués ou fragmentés.

2. Au vu de votre expérience des établissements réputés « difficiles », quelle idée les élèves, à supposer qu’ils en aient une, vous semblent-ils se faire de la culture générale ?
C.H. — Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une spécificité des élèves des établissements difficiles, mais une grande majorité d’entre eux sont prisonniers d’un imaginaire télévisuel pauvre et répétitif, pris dans un papillonnement d’images et de mots qui ne sédimentent pas. Ils sont indifférents ou agressifs vis à vis de ce qui n’est pas leur culture commune, essentiellement celle qui est proposée par les médias. Ils rejettent souvent un savoir qui leur paraît difficile d’accès et anachronique. Ils ne vont au cinéma, par exemple, que pour voir les films qui viennent de sortir et un film en noir et blanc leur semble le comble du ringard. Comme ils lisent peu, ils lisent lentement ; et plus ils lisent lentement, plus la lecture leur devient insupportable. Mais on ne peut en rester à ce constat désespérant qui nourrit trop souvent la pire des condescendances sans chercher au moins à comprendre les raisons de cette situation. A l’évidence, ce qui a changé depuis quelques années a à voir avec un état de notre société : tout désir a été confisqué par la consommation et la prescription majoritaire est celle de la jouissance d’un pur présent. Or la culture générale est au moins partiellement ce qui nous relie à un passé, à une histoire, et n’est pas destinée à provoquer une jouissance immédiate.

3. Cela étant, l’acquisition d’une culture générale est-elle un projet de formation intelligible et acceptable pour les générations lycéennes d’aujourd’hui ? Sous quelle forme et à quelles conditions pourrait-elle demeurer l’une des visées de l’enseignement scolaire ?
C.H. — Si la culture générale paraît inutile à beaucoup de lycéens, c’est aussi parce qu’aujourd’hui le savoir n’est plus une valeur dans notre société. Elle ne paraît utile, et encore, dans un sens très restreint, c’est-à-dire rentable, que pour les élèves qui visent les grandes écoles. Il me semble qu’aujourd’hui, l’école devrait permettre aux élèves au moins de s’interroger sur ce qui est proposé comme valeur (performance, réussite sociale…) et peut-être faire naître le désir de valeurs différentes. Mais faire naître un désir ne signifie évidemment pas l’imposer. Cela implique des pratiques transverses, des détours, peut-être des ruses. Il me semble qu’on peut s’appuyer sur deux désirs, bien qu’ils ne soient pas toujours conscients : d’abord celui de symbolique, c’est-à-dire de sens, de réflexivité sur le monde qui les entoure et dont ils ne peuvent justement se décoller. On peut jouer sur des allers et retours entre le passé et le présent, des rencontres, des rapprochements inattendus. Puis le désir d’imaginaire, c’est à dire à la fois de dépaysement et d’identification. Tout ce que peut évidemment leur apporter la littérature.
 
4. Y a-t-il un sens à soutenir la nécessité pour un « futur postier » d’avoir lu la Princesse de Clèves ?
C.H. — J’ai simplement envie de reprendre l’argumentaire proposé par les professeurs de l’Université Paris III pour justifier la lecture publique de La Princesse de Clèves devant le Panthéon : « Parce que nous désirons un monde possible où nous pourrions, aussi, parler de La Princesse de Clèves, de quelques autres textes, et pourquoi pas d’art et de cinéma avec nos concitoyens quelle que soit la fonction qu’ils exercent. Parce que nous sommes persuadés que la lecture d’un texte littéraire prépare à affronter le monde, professionnel ou personnel. Parce que nous croyons que sans la complexité, la réflexion et la culture, la démocratie est morte. Parce que nous croyons que l’Université est et doit être le lieu de la beauté et non de la performance, de la pensée et non de la rentabilité, de la rencontre avec la différence- culturelle ou historique, et non de la répétition du même (…) » Evidemment, il ne s’agit que d’une sorte de tract, et chaque argument mériterait une analyse. Cette œuvre est devenue à cause d’une phrase méprisante, le symbole d’un savoir tenu pour obsolète, et il y a toujours une sorte de raideur dans le symbole, c’est-à-dire un manque de subtilité, mais la réduction de ce livre en signe est aussi le signe d’un désespoir pour ceux qui aiment la littérature et la culture en général.
 
5. Vous racontez dans votre livre De Marivaux et du Loft comment vos élèves ont pensé immédiatement au Loft en découvrant la Dispute, alors qu’une de vos collègues n’avait pas fait le rapprochement. Les « cultures » télévisuelle, médiatique, informatique des élèves sont-elles un levier ou un obstacle pour l’acquisition d’une culture générale ?
C.H. — Certainement un obstacle pour beaucoup d’élèves. Les jeux vidéos amènent à des addictions souvent graves, et dévoreuses de temps. La télé-réalité formate les désirs : il ne s’agit que de conflits d’ego, de compétition et d’exclusion du plus faible, parfait modèle de notre société, comme si elle constituait une sorte d’initiation au monde. Les adolescents ne regardent pas souvent les séries télévisées les plus inventives. Et l’usage en continu et en même temps des séries regardées sur Internet, des conversations par MSN, des messages par SMS, finit par induire un brouillage d’images et de sons. L’articulation à l’autre ne se fait plus, paradoxalement, à cause de la multiplicité des moyens d’échanges.
Cependant on ne peut nier qu’Internet puisse être un levier dans l’acquisition d’une culture générale grâce à la facilitation des recherches qu’il permet. Encore faut-il apprendre aux élèves à s’en servir avec discernement, et à se méfier de la fragmentation des savoirs et de l’absence de hiérarchisation qu’il favorise.
 
6. Qu’est-ce que vous jugez le plus regrettable, à l’heure actuelle, dans les modes d’approche et d’enseignement de la littérature à l’école ?
C.H. — Il y a d’abord une relative rigidité des programmes qui privilégie l’étude des genres, des formes, des registres, des mouvements littéraires : les œuvres ne sont plus que des exemples. Mais il y a surtout la façon dont on est sommé de l’enseigner depuis quelques années, qui m’apparaît comme résultant d’une double dérive techniciste, malgré les meilleures intentions du monde. La première est l’usage excessif des outils des théoriciens de la langue et de la communication : énonciation, schéma argumentatif, focalisation, etc., instruments dont je connais la valeur heuristique (j’ai été avec bonheur l’élève de Barthes et de Greimas), mais qui deviennent aujourd’hui, par une sorte de perversion, des objets d’étude en eux-mêmes : il ne s’agit plus d’étudier un texte, mais l’outil, quand ce n’est pas de masquer le texte par l’outil. Certaines notions, certainement bien utiles pour des universitaires, font barrage au sens plutôt qu’elles ne l’éclairent et défendent à peu près ce qu’il faudrait faire retrouver d’urgence aux élèves : le plaisir de la lecture. La deuxième est la déférence excessive au discours des didacticiens, qui imposent le cloisonnement d’étude par séquences, fondées sur des pré-requis, des compétences et des performances, dans un souci peut-être louable de pédagogie scientifique. Mais ce discours technique n’induit le plus souvent que normativité et conformisme, éliminant le hasard, et le désir. Le professeur de lettres devient prisonnier d’un imaginaire scientifique, comme si on pouvait enseigner en quelque sorte sous anesthésie, comme s’il s’agissait d’une sorte de greffe chirurgicale de prothèse. Dans cette double dérive techniciste, je crois voir une crise de l’institution qui pense répondre aux difficultés des élèves en transformant son message en scholastique, ce qui peut se révéler rassurant pour le professeur et les élèves, mais la scholastique est un système de langage qui verrouille les vraies questions. J’y vois aussi le déni du sujet, professeur comme élève. Nous travaillons sur des corpus de textes, avec des corpus d’outils et de méthodes : plus de corps, c’est-à-dire de désirs ou d’affects. Peut-on enseigner la littérature dans l’indifférence ?
 
7. Selon certains, une lecture hâtive de Bourdieu aurait, directement ou indirectement, conduit des professeurs du secondaire à ne plus vouloir recourir à la culture des classes dominantes et, à remplacer par exemple, l’étude d’une tragédie de Corneille par celle d’une chanson de rap, moins discriminante et moins élitiste. Qu’en pensez-vous ?
C.H. — Cette question invite à revenir sur la vieille querelle entre « pédagogues » et « républicains ». Cette polémique n’est sans doute pas dépassée, mais la plupart des professeurs qui travaillent avec le CIEN souhaitent s’en éloigner, ou plutôt ont le sentiment, peut-être la prétention, de se situer ailleurs. Etudier le rap avec les élèves est absurde : ils en savent là dessus bien plus que leurs professeurs. Pour moi, cela relève aussi de la complaisance. Etudier Corneille, si on le fait avec une sorte de condescendance, ou parce qu’il faut le faire, et « passer en force », quelles que soient les résistances, me paraît tout aussi problématique. Dans les deux cas, on n’est pas loin du mépris des élèves. Personnellement, je ne pense pas qu’il faille céder sur la nécessité de la transmission des œuvres fondatrices. Ce serait pour moi le pire des abandons, accepter de les laisser s’aliéner sans recours possible à la tyrannie des valeurs essentiellement marchandes qu’on leur propose. Mais cette transmission relève aujourd’hui du pari, du défi ; cela suppose une grande inventivité, sans doute un savoir faire nouveau et un investissement personnel de la part des professeurs, et aussi une capacité à écouter les difficultés des élèves (alors qu’il est plus simple de les nier ou de faire semblant de ne pas les voir) et à expliquer sa pratique.  




> Des dangers de la nostalgie, par Guilaine Guilaumé

Les propos ne sont pas si rares, de nos jours, qui font l'éloge du temps d'antan, ce temps béni où être un homme, une femme, un père, une mère, un patron, un professeur, un président, cela allait de soi. Cela avait même de l'allure. Un temps où l'on savait exactement si l'on était du bon ou du mauvais côté de la balance, un temps où le bien et le mal se distribuaient selon une frontière étanche, un temps où les repères étaient inscrits sur le tableau noir de la classe à la rubrique hebdomadaire " Morale" pour être ainsi gravés dans les esprits.
 
Aujourd'hui, le genre est devenu flou, on caricature les présidents, la sexualité est débridée, les parents ne savent plus à quelle nouvelle Laurence Pernoud se vouer pour se faire obéir, la pensée se déploie plus à l'horizontale qu'à la verticale, ce n'est plus le monde du Père mais le monde des pairs, des communautés auxquelles les sujets s'identifient, parfois pour le pire. Ce n'est plus au nom d'une règle qui marche pour tous, ce n'est plus au pas de l'oie que les sujets avancent. Ce qui fait courir, c'est la jouissance effrénée, les objets de consommation en nombre, la planète devenue un village sur Internet.
Dans ce monde ouvert largement, chacun a donc la responsabilité de l'inventer, cette autorité nouvelle qui ne s'appuie plus sur les repères classiques, qui se décline au un par un, pour chaque sujet différemment.
Car, la nostalgie comporte des risques : Michel Boutet, chanteur angevin nous avertit dans sa chanson "Boulevard de Monte-à-regret" dont il a écrit le texte et composé la musique. Une chanson et un auteur-compositeur à découvrir :
Les p’tits matins brumeux où j’allais guilleret
Contempler la racaill’ Boul’vard de Monte-à-r’gret,
Ces jolis rendez-vous d’un homme et d’ son destin,
Juste après le p’tit dèj’, j’ m’en faisais un festin.
J’y allais bien avant l’heur’ pour être au premier rang.
Pour pas m’ fatiguer l’ dos, j’apportais mon pliant.
En attendant l’ spectacl’, j’ causais des élections
Avec d’aut’s citoyens qu’ont d’ la conversation.
Des genss’ comm’ vous et moi, des genss’ de bonne humeur,
Qu’expliqu’nt à leur famille, en zélés connaisseurs,
Comment qu’ march’ la machin’, comm’ c’est bien affûté,
Et la malle en osier où la têt’ va tomber.
Et les enfants heureux applaudiss’nt et contemplent.
Je vous l’ dis comm’ j’ vous l’ dis : y’a rien d’ tel que l’exemple !
« Tu vois le rien du tout qu’on va couper en deux,
Ben, il voulait jamais obéir à ses vieux ! »
Mais l’ gamin d’aujourd’hui n’a plus d’éducation.
Il r’fus’ tout, mêm’ la guerre et les extrêm’s onctions.
Il vol’ des mobylett’s, il trucid’ des vieill’s tiges,
Tranquille, il sait qu’au pire, il en prend pour vingt piges.
Etonnez-vous alors que tout parte en guenilles,
Et qu’y ait des gars qui s’ mett’nt à penser comm’ des filles,
Qu’ont des vapeurs rien qu’à la vue du sang vermeil
Qu’ont d’ la compréhension et tienn’nt pas la bouteille !
Entendez bien, la veuv’ j’en suis pas fanatique.
Je me f’rais volontiers à la chaise électrique,
La cord’, la piqûr’, le p’loton d’exécution,
Et pour les femm’s légèr’s un’ p’tit’ lapidation !
Ça, ce s’rait édifiant ! D’ la vraie pédagogie
Qu’éloign’rait la jeuness’ de la fange et d’ l’orgie !
Ça ferait du conscrit, d’ la grain’ de patriote
Qu’irait en temps voulu, et bien droit dans ses bottes,
Sauver la République et ses bell’s colonies !
Mais dépité, je vois qu’aujourd’hui c’est fini,
Qu’il y’a plus d’ politess’, plus d’ respect, plus d’ morale,
Qu’on désert’ la caserne et le confessionnal.
Mais s’il n’en reste qu’un, je s’rai çui-là, maman,
Qui dit qu’ la loi, c’est la loi et inversement !
Qui dit qu’ pour aligner, faut savoir raccourcir
Et qu’ s’ fair’ couper la têt’, ça donne à réfléchir !
Paroles : Michel Boutet
Musique : Michel Boutet & Félix Blanchard
CD "La ballade de Jean-Guy Douceur"
© Les Editions de l’Aviateur, 2009  




> Le courage, une idée neuve ?, par Cynthia Fleury

Comment convertir le découragement des citoyens en reconquête de l’avenir ? Comment redonner au courage une vertu démocratique ? Réponse de la philosophe Cynthia Fleury au Nouvel Observateur en juin 2010.
 
Nouvel Observateur. – Dans votre nouvel essai, vous écrivez que notre époque est celle de la disparition du courage et vous préconisez la reconquête de cette vertu démocratique. Pourquoi ?
Cynthia Fleury. – Les démocraties se régulent bien sûr par la séparation des pouvoirs, l'alternance des gouvernements, l'indépendance des médias, l'autorité préservée des institutions, des procédures de scrutin les plus représentatives possibles, etc. Mais elles se régulent aussi par les comportements des citoyens, les valeurs qu'ils choisissent de promouvoir. On a longtemps posé la vertu du peuple et des élites comme pilier de la république démocratique. Vous avez cela avec les pionniers de la démocratie, Montesquieu, Robespierre, Saint-Just. Mais la période révolutionnaire a couplé à la vertu la Terreur, à la liberté le despotisme et d'une certaine manière a désavoué la pierre de touche que pouvait être la vertu. Tocqueville, au siècle suivant, a pu former comme un acte II de la démocratie, prônant ainsi la tempérance et, surtout, comme outil de régulation de notre société, l'« intérêt bien entendu ». Je crois que nous sommes au bout de ses systèmes qui ont mis en place la montée en respectabilité de l'intérêt. De plus, nos sociétés sont victimes de l'entropie démocratique. Par leurs pratiques, elles travestissent leurs propres principes. Le courage, comme vertu privée et publique, parce qu'il pouvait paraître désintéressé et exemplaire, sans pour autant imposer de façon sectaire l’exemplarité aux autres, m'a semblé pouvoir être un instrument susceptible de réguler nos sociétés et de les protéger contre leur propre entropie.

Nouvel Observateur. – Dans nos sociétés individualistes, à quoi sert alors le courage ?
Cynthia Fleury. – Il ne sert à rien, du moins très souvent dans le court terme. C'est pour cette raison qu'il a si mauvaise réputation. C'est l'anti-réussite. Car le courage est sans victoire. Ce n'est pas parce que vous avez été courageux que vous le serez demain ni que vous « réussissez ». Dans le courage, ce qui compte, c'est l'acte lui-même, pas ce que vous obtenez. Seulement, si le courage ne s'occupe pas de votre réussite sociale, il s'occupe de votre salut. Sur le long terme, le prix du non-courage est bien plus élevé que celui du courage. Car le courage fait de vous un sujet, l'agent de votre vie. À force de démissionner chaque jour, d'accepter ce qui semble inique, on se corrode. L'érosion est un mal qui détruit le sujet clandestinement. Au final, on croit qu’avoir « souci de soi », c'est passer entre les gouttes, être le cavalier seul de l'absence de morale de notre système. Mais le courage et le plus sûr « souci de soi » et ce qui protège l'individu des abus des autres et de ce monde.
 
Nouvel Observateur. – Vous accusez les dirigeants politiques de manquer souvent de courage. Qui sont pour vous aujourd'hui ceux qui en ont ?
Cynthia Fleury. – Je m'étonne de deux choses : si les individus se dessaisissent du courage parce qu'ils le jugent inutile, mal payé, les hommes politiques, eux, l'instrumentalisent. Et vous avez la cohorte des politiciens singeant le courage, revendiquant le « parler vrai », osant faire « rupture » et « briser les tabous ». Le courageux n'est pas un être décomplexé. Il est au contraire celui qui, conscient de ses complexes, les surmonte. Or le nouveau mode de leadership politique se résume souvent à de la contrexemplarité. Or je ne crois pas que nous résisterons à la fin de l'exemplarité politique. La bonne nouvelle avec le courage, c'est qu'il y a plus d'actes courageux que d'hommes courageux. Seulement, pour résister à l'entropie démocratique, mieux vaut une éthique collective du courage, car sinon les courageux seront tout bonnement sacrifiés. Qui sont-ils ? Certains hommes politiques, mais le politique n'a pas le monopole du courage. Quand les ouvrières décident de reprendre leur entreprise en coopérative alors que la situation économique est désastreuse, c'est un acte de courage. La définition du courage est plastique. Là, ce sera tout faire pour continuer ; ailleurs, ce sera à dire non, comme cette salariée qui décide de démissionner de Pôle Emploi le jugeant sous tutelle d'un management délétère. Ailleurs encore, ce sera lutter contre la corruption financière ou tout simplement dénoncer les comportements abusifs et vexatoires dans le monde du travail. À chaque homme son courage. Ce qui est certain, c'est que le courage est un mode de subjectivation et que nos démocraties, alors qu'elles défendent l'émancipation du sujet, sont aussi le lieu d'asservissements insoupçonnés. Avec le courage, l'individu ne subit plus seulement les rapports de force dissimulés par la démocratie. Il redevient un acteur de ce jeu de pouvoir.
Propos recueillis pas Gilles Anquetil et François Armanet  




> Qu’est devenue la fonction médicale à l’heure d’Internet ?, par Dominique Fraboulet

Il y a quelque temps encore, le savoir médical était détenu par le médecin – « le médecin de famille » – et parfois même, seules les insignes de sa fonction suffisaient à guérir.
A l’heure d’Internet, le savoir est sur la toile ; tout un chacun a accès au savoir médical, à la cause. Et il n’est pas rare de voir arriver un patient avec son diagnostic et demander son traitement au médecin qui, seul encore peut prescrire l’ordonnance, le réduisant ainsi en prestataire de service ou comme le prédisait Lacan, en 1966, en « agent distributeur ».
Ce qu’on demande au médecin n’est plus « examinez cette souffrance qui est la mienne » mais faites la taire et faites la taire avant même qu’elle n’arrive ; forclusion du réel. Comme ce patient qui arrive impatient avec cette injonction « brûlez-moi ça », faites disparaitre ces marques du temps, ces fleurs de cimetière gravées sur son visage impossibles à supporter.
La science médicale, dans son emballement, a multiplié les promesses thérapeutiques, les techniques pour voir jusqu’au millimètre à l’intérieur du corps ; elle dicte sa loi qui est la loi du silence des organes ; elle ne parle pas ; elle voit la plaie, mais la plaie ne la regarde pas. Il n’y a plus de sujet divisé. Le médecin est destitué. Il lui est recommandé de taire sa subjectivité, voire plus, sa responsabilité s’il s’en tient aux règles de bonnes conduites, aux protocoles qui balisent ses actes et ses prescriptions et de faire du bon pour tous et pour tous pareil. La médecine est devenue transparente, chacun peut avoir accès à son dossier médical qu’il a dans sa poche. Le risque doit se réduire à zéro, l’erreur n’est plus humaine et la mort évitable. Le médecin est devenu coupable, la mort n’est plus de l’ordre du destin, la vie ne veut plus mourir.
Comment, dès lors, inventer ce qui peut faire autorité en médecine, arrêter la course folle de la science médicale qui promet le moderne bain de jouvence ? A quoi doit répondre le médecin ? A la demande et « c’est dans cette dimension où s’exerce à proprement parler la fonction médicale » rappelait Lacan en 1966. Le corps de l’être humain n’est pas un corps-machine ausculté par la science mais un corps vivant parasité par le langage, un corps jouissant du fait même de la parole. Derrière la demande adressée au médecin, il y a cette demande de savoir sur la jouissance, sur ce qui s’éprouve ; « derrière la demande explicite, soignez cette crise, il y a la demande implicite, voici notre drame ». Et c’est informé de la dimension du sujet que le médecin pourra mieux répondre et c’est là que réside sa vraie fonction au cas par cas dans l’intimité du cabinet et non pas pour tous derrière sa machine. 




> Diriger, c'est conduire un peuple avec son assentiment, par Cynthia Fleury
(interview paru dans Le Monde, édition du 24/10/2010)

Cynthia Fleury interviendra lors de notre journée d’étude pour une conférence sur le thème : « Autorité du courage, courage de l’autorité ». Philosophe, professeur à l'Université américaine de Paris, elle enseigne également à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'Ecole polytechnique. Auteur de plusieurs ouvrages - elle a publié notamment La Fin du courage au printemps 2010 (Fayard, 208 p., 14 euros) -, elle travaille sur les outils de régulation de la démocratie.
Il y a un an, à l'heure du conflit social autour de la réforme des retraites, Cynthia Fleury estimait dans le journal Le Monde qu'il était urgent de réunir « les différents acteurs publics » afin d' « orchestrer le compromis démocratique ». Au-delà, la philosophe juge urgent d'écrire un nouveau serment du Jeu de paume et de réinventer la République.
Nous publions ici l’interview qu’elle a donnée à Olivier Schmitt.

Le conflit autour de la réforme des retraites paraît dans l'impasse. Le gouvernement ne veut plus rien céder, arguant de sa légitimité, née des urnes. Le mouvement social est-il moins légitime que le pouvoir ?
On est dans l'erreur si l'on pense que la démocratie, c'est d'un côté un pouvoir représentatif, seul légitime, et de l'autre côté une foule. Même si le gouvernement affirme qu'il a orchestré la négociation, il ne l'a pas orchestrée jusqu'au bout, c'est-à-dire qu'il a refusé de reconnaître la valeur, la nécessité, la légitimité des acteurs publics que sont les syndicats, les partis politiques, les associations.
Dans les démocraties modernes, il y a d'un côté des citoyens éclairés, des citoyens responsables, et de l'autre des élites éclairées, des élites responsables. On peut estimer que les citoyens ou les élites ne sont pas assez éclairés et jouent à se dénigrer perpétuellement, mais cette attitude ne conduit nulle part. La démocratie, ce n'est pas la réciprocité des mépris.
La rue a-t-elle un rôle dans un processus de négociation ?
 
Qui est dans la rue ? Les syndicats, les partis de l'opposition, les étudiants, les grands corps, les services publics, ce n'est pas une « plèbe », c'est fini ça, ce n'est pas une « foule », ce n'est pas une « masse », ce sont des individus éduqués, organisés, une force de proposition.
Comme l'explique très bien Pierre Rosanvallon, à la suite de Montesquieu, il y a une asymétrie de la souveraineté : une souveraineté positive, qui renvoie au Parlement et au gouvernement, et une souveraineté que certains disent négative, c'est-à-dire la rue, qui gouverne par son pouvoir de veto, son pouvoir de sanction.
Les démocraties adultes s'organisent différemment, surtout avec l'irruption des nouvelles technologies et la part croissante de la démocratie participative.
On essaie aujourd'hui de positiver cette souveraineté dite négative, c'est le grand challenge des démocraties modernes. Elles doivent structurer, organiser, ossifier la démocratie participative, travail qui a déjà commencé. Un nouvel acte s'est ouvert dans l'histoire de la démocratie.
 
La jeunesse a-t-elle sa part dans ce nouvel acte ?
L'intervention de la jeunesse dans le débat public signe toujours un nouvel acte. Elle bénéficie d'emblée d'une prime dans l'opinion par son charisme, d'un surcroît de représentativité et même d'un surcroît de légitimité parce qu'elle incarne l'avenir et le questionnement sur la pérennité de notre modèle.
Il faut se souvenir du discours prononcé par Jean Jaurès à Albi. « Jeunes gens, la vie a extrêmement resserré l'espace du rêve devant vous. » Partant de cette constatation, il lui rappelle que le grand défi est de « défendre la puissance de l'âme », c'est-à-dire l'impératif d'inventer, en refusant tout mimétisme avec les générations précédentes.
 
Comment surmonter l'absence de dialogue entre le pouvoir et le mouvement social ?
Si l'on veut en sortir, il faut admettre cette exigence de pluralité et de complémentarité des légitimités. Non seulement on discute, mais on négocie, on recherche ce qu'on appelle le « compromis démocratique ». Il ne s'agit pas d'une décision « amoindrie » par tous.
C'est une décision co-construite qui assume l'impératif d'invention démocratique. Le gouvernement actuel méconnaît ce temps de la souveraineté partagée, une valeur pourtant devenue importante.

Comment perfectionner le mode de gouvernement démocratique ?
Gouverner, ce n'est pas pratiquer l'autoritarisme. Pour cela, il y a les petits chefs, les petits tyrans qui n'ont rien à voir avec l'art de gouverner. Diriger, c'est conduire un peuple avec son assentiment vers des seuils que l'on considère comme des clés pour que la démocratie se renforce.
La réforme des retraites est un seuil monumental. C'est une réforme structurelle qui aurait demandé peut-être cinq ans de dialogue, la recherche d'un consensus avec les acteurs de l'opposition.
Or le gouvernement pratique une accélération délirante. Quand on entreprend une réforme, il faut toujours s'assurer du degré d'acceptabilité de cette réforme car, sinon, on travaille pour rien. 

Que penser alors du durcissement de part et d'autre ?
Le gouvernement emploie les vieilles recettes : usure, déni, mépris, condescendance. Pour un gouvernement de rupture, c'est étonnamment archaïque et conservateur. Tous les pays d'Europe ont été confrontés à cette réforme.
Qu'ont-ils fait ? L'ouverture, la fameuse ouverture ! C'était le moment ou jamais de la pratiquer. On est, depuis 2007, dans un simulacre d'ouverture. Le conflit actuel exige que l'on sorte des simulacres.

Vous pensez que les récentes « affaires » ont à voir avec les protestations qui s'expriment aujourd'hui ?
La question des conflits d'intérêts est fondamentale. La démocratie est un régime de séparation des pouvoirs. C'est comme ça que l'on préserve les libertés. Le conflit d'intérêts, c'est la mort de la séparation des pouvoirs.
Non seulement le pouvoir actuel n'essaie pas de les éviter mais il les provoque. Telle personne qui est trésorier d'un parti politique va diriger le comité de soutien destiné à récolter des fonds pour ledit parti et, comme par hasard, sera également ministre du budget.
On pointe ainsi la cacophonie et l'incohérence des rythmes sarkoziens, déchaînés sur les réformes et laxistes sur les conflits d'intérêts. C'est pour cela que les gens descendent dans la rue alors qu'ils sont d'accord sur la finalité : réformer notre système de retraites.
 
Quels pourraient être les contours d'une réinvention de la démocratie ?
Mon travail consiste à réfléchir aux nouveaux outils de la régulation démocratique, à ces fabrications collectives de l'exemplarité. Que vise-t-on ? Pas « le pouvoir au peuple », cher aux populistes, pas la tyrannie de la majorité, chère aux conservateurs, non, nous visons une fabrication collective, plurielle, de la raison publique et du pouvoir d'Etat.
Pourtant, on constate en beaucoup d'endroits une droitisation de la vie publique, les Tea Parties aux Etats-Unis, la montée des populismes et de l'extrême droite en Europe, qui paraît loin de cette « fabrication collective » que vous appelez de vos vœux.
Renouveau populiste, renouveau conservateur, renouveau religieux, ces faits sont réels. Mais ce n'est pas parce que ça se passe que c'est vrai, au sens platonicien du terme. Le renouveau du thatchérisme, posture politique ringarde, ridicule, vieille déjà, serait l'intelligence moderne de la démocratie ? Je tombe des nues. C'est l'antithèse de la modernité démocratique.

Qui peut réinventer la démocratie ?
Je crois aux majorités qualifiées citoyennes qui peuvent se mettre en place, par exemple, par les réseaux sociaux. La nouvelle démocratie, c'est peut-être cette apparition de majorités qualifiées dans le débat public, qu'il s'agisse de syndicalistes, de professeurs, etc.
Prenons l'exemple de l'Appel des appels, lancé par Roland Gori. Une personne seule, un psychanalyste, voit tout d'un coup que des processus délirants d'évaluation managériale sont en train de tuer les services publics.
Il prend position, construit l'Appel des appels et, avec d'autres, comme Barbara Cassin, directrice de recherche au CNRS, ou encore Jacques-Alain Miller, psychanalyste, réunit d'abord 200 signataires, puis 200 000, et, aujourd'hui, ce mouvement traverse les services publics, les hôpitaux, la justice, l'école, etc.
Nous sommes en retard sur ce que Jacques Delors avait appelé « la société civile organisée ». Cela nous force à nous interroger sur la manière de faire des montées en généralité pour construire un Etat qui ne soit pas la somme de corporatismes.

Comment fait-on du collectif légitime ?
C'est pour cela que je parle de majorités qualifiées citoyennes. Une caste ou une technocratie ne peut pas s'approprier la démocratie. On a beaucoup trop technicisé la démocratie. Or elle n'est pas une affaire de professionnels de la politique, elle a aussi un lien ancien avec les humanités. Il faut prendre le temps de travailler à de nouvelles méthodologies de gouvernement sans tomber dans la novlangue de la « gouvernance ».
L'invention démocratique de demain est là. Elle a un antécédent fort : le serment du Jeu de paume.
Nous devons écrire un nouveau serment du Jeu de paume. Il ne faut pas avoir peur d'inventer. Comme le disait Héraclite : « Si tu ne cherches pas l'inespéré, tu ne trouveras rien. » Je préférerais que nous ne sachions pas où nous allons parce que nous sommes en recherche d'invention plutôt que de savoir très bien où nous allons : dans le mur, parce qu'on ne produit pas d'invention. 




> L’autorité des évaluateurs, par Vincent Benoist

Depuis le XIXe siècle, l’ordre symbolique pâlit. Lacan le signale dès 1938 dans son texte sur les Complexes Familiaux, où il déclare que l’Œdipe est une donnée contingente, strictement dépendante des conditions historiques et locales de la forme familiale. Puis de nouveau en 1950 dans Fonction de la psychanalyse en criminologie, où il constate que l’autorité du père se montre de plus en plus instable, voire caduque1 ; et s’il aborde malgré tout le texte freudien en structuraliste dans les années qui suivent, dans une répartition qui fait supporter le symbolique par le père et l’imaginaire par la mère, « l’important est de saisir qu’il ne s’agit pas d’une description : chaque élément rapporté par Lacan s’inscrit dans son argumentation, sa démonstration »2. Cette argumentation évoluera cependant rapidement dans les années qui suivent tandis que le structuralisme perdra de sa superbe.
Ainsi, dans son cours de 1996/973, Jacques-Alain Miller montre que l’objet a pris le pas sur l’Idéal et que ça n’est pas sans conséquences sur le lien social S1→S2. En effet, le S1 s’articule désormais volontiers à un objet a plutôt qu’à un Idéal du moi, d’où l’existence de communautés agrégées autour d’un même mode de jouissance qui viennent en place des foules freudiennes formées à partir d’un même Idéal du moi. Quant au savoir, c’est l’objet (Internet, télévision) qui fait désormais autorité aux dépens de l’auteur, peu importe qui a délivré l’information à laquelle on a eu accès à partir d’un seul clic de souris. Les discours entrent en concurrence les uns avec les autres sans qu’il soit possible de trancher. Est-ce à dire que la réalité sociale est désormais sans loi ? Certes non. Il suffit de fréquenter un peu le monde de la psychiatrie, de la Justice ou du secteur Médico-social pour s’apercevoir qu’au contraire la pratique des professionnels est de plus en plus encadrée et contrainte par des lois ou par des règles de « bonne conduite » qui font autorité absolue et qui vont en se multipliant.
Ainsi le garde des Sceaux Michel Mercier devait-il présenter le mercredi 23 novembre en conseil des ministres son projet de programmation sur l’exécution des peines, enrichi d’un chapitre sur la prévention de la récidive (consécutif à l’émotion provoquée par le drame de Chambon sur Lignon). On y trouve pêle-mêle une proposition de généraliser le « diagnostic à visée criminologique », lequel s’appuie sur un fichier « application des peines, probation et insertion » qui avait été jusqu’à inquiéter la CNIL, une généralisation des expertises menées par des « groupes de paroles » multidisciplinaires et une augmentation des places en Centre Educatif Fermé (alors que le budget de la PJJ est en diminution de 8% tous les ans…). Face à ce bulldozer législatif, les praticiens concernés crient à l’imposture démagogique. Ainsi le psychiatre Daniel Zagury (dont on avait apprécié l’interview retranscrit dans le n°21 de la revue Mental) déclare-t-il qu’« autour de ces actes hors normes et d’une extrême rareté s’est mis en place un rite conjuratoire de recherche des coupables. Or ces coupables ne sont plus l’assassin lui-même. (…) On ne s’interroge plus sur la responsabilité de l’auteur de l’infraction mais sur celle des gens qui l’ont encadré. (…) A chaque drame, le discours des faux-savants et des chevaliers de l’après-coup – qui laissent entendre qu’ils auraient tiré la sonnette d’alarme si on leur en avait confié l’expertise – donne l’illusion qu’on peut disposer d’une traçabilité du mal. Il prétend qu’on doit déceler le plus précocement possible les sujets susceptibles de commettre des infractions sexuelles. Mais ce modèle simpliste est plus incantatoire qu’efficient ». Jean Baudrillard disait en 2007 que ce n’était plus le spectre de la rareté qui hantait la société d’abondance mais le spectre de la fragilité réelle de cette vie pacifiée et que cette société, qui s’appuie sur l’idée « de la pratique du bien-être comme activité rationnelle »4 est particulièrement désarmée devant la violence sans objet. Alors, comment faire entendre que c’est la présomption d’innocence et le secret de l’instruction qui sont en jeu dans le fait de devoir révéler aux directeurs d’établissement la situation judiciaire d’un mineur ? Que les Centres Educatifs Fermés ne conviennent pas au suivi psychiatrique des délinquants ? Que ce drame n’est pas dû à un dysfonctionnement des institutions judiciaires et que « l’unique dysfonctionnement, c’est lui-même (le jeune en question) qui l’a mis en place »5. Et comment faire entendre que la promotion par la criminologie de notions telles que perversité ou dangerosité se font au détriment de questions essentielles sur la folie, la liberté et la responsabilité ? La psychanalyse a certainement à être présente sur ce terrain et à le faire savoir, non pas tellement parce que ça résoudra d’un coup le problème de la récidive, mais parce que les juges, les avocats, les procureurs sont preneurs d’un discours qui ne jette pas l’éthique aux oubliettes sous couvert du principe de précaution. Ils sont notamment attentifs à l’éthique du Bien-dire et c’est sans doute un des seuls moyens que nous ayons pour contrer l’autorité des évaluateurs, laquelle repose sur un univers clos, tautologique et infalsifiable. Enfin, c’est inscrire la psychanalyse dans un projet politique – puisque c’est à ce niveau seul que se décide la légitimité - où il ne s’agit plus seulement de débattre en public mais de prendre part au jeu social et intellectuel dans des fonctions où on a au moins autant de chances que n’importe qui d’être entendu.
________________________________________
1 Lacan J., « Fonction de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 133.
2 Miller J.-A., « Premiers arpentages du Séminaire V », Lacan Quotidien n°99, 25/11/2011.
3 Miller J.-A., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.
4 Baudrillard J., La société de consommation, Folio, 2007, p. 278.
5 Angelini J.-M., responsable PJJ de Nîmes, Le Monde  du 23/11/11. 




> Villa Amalia, ô solitude..., par Gérard Brosseau


Ann suit par une nuit pluvieuse une voiture qui s'arrête devant une petite maison.
Un homme en sort, elle le voit rejoindre une autre femme...
C'est la scène initiale du film VILLA AMALIA, de Benoît Jacquot, dans la grisaille et sous la pluie.
À partir de là, Ann va décider de rompre.
Pas seulement avec cet homme qui l'a trahie, mais avec tout ce qui cadrait sa vie : les concerts, les mondanités, l'appartement luxueux où ils vivaient, les pianos sur lesquels elle composait, les objets personnels et les souvenirs se rattachant à ce mode de vie...
Elle dit à Georges, son ami d'enfance réapparu juste après la scène initiale, qu'elle veut « éteindre sa vie d'avant ». Elle va y procéder méthodiquement, changeant de coiffure, de vêtements, de sac, et jetant ou brûlant le portable, les photos, les courriers.
« T'es cinglée, hein ? », lui lance Georges, inquiet et admiratif...
Mais Ann n'est pas cinglée du tout. Elle donne plutôt le sentiment de s'être réveillée.
Et la voilà qui part, de façon déterminée, à la recherche d'autre chose, sans savoir quoi.
Ce qu'elle sait, c'est qu'elle ne veut plus continuer à vivre comme ça, et qu'elle ne veut pas que ceux de sa « vie d'avant » puissent la retrouver.
Comme le dit Benoît Jacquot, elle est à la recherche d'une solitude vivante. C'est tout le contraire d'une disparition destructrice, d'une course à sa perte.
Bien sûr, ce risque là, elle le prend, pour autant que son désir la confronte au « sans limite ».
Mais elle fait des rencontres et finit par découvrir un lieu où revivre, une petite maison surplombant la mer dans une île ensoleillée : Villa Amalia.
Ce film est-il un genre de conte philosophique ? Le trajet d'une femme qui se dépouille de ce qui l'engonçait dans une vie formatée et part à la recherche de la vérité de son désir ? En prenant la perspective de la journée d'étude du 4 février 2012, on peut se demander ce qui fait autorité pour elle, avant et après la scène qui marque le basculement.
Nous aurons la chance d'entendre Benoît Jacquot en parler avec trois femmes : Marie-France Touati, Guilaine Guilaumé et Marie-Claude Chauviré-Brosseau, le jeudi 8 décembre à 20h15 au cinéma Les 400 Coups.  




> Plus d’habits neufs pour le Président, par Monique Amirault



Le 6 novembre dernier, sur France 2, Laurent Delahousse recevait Valery Giscard D’Estaing. Lorsque fut posée à l’ex-Président la question suivante : « Qu’est-ce que cela vous évoque quand on vous appelle Monsieur le Président, comment faut-il vous appeler ? », VGE répondit simplement, avec le détachement du grand homme : « Cela m’est égal, on m’appelle comme on veut, mes amis m’appellent par mon prénom, d’autres m’appellent autrement…, appelez-moi comme vous voulez ». Cette réponse ne convint pas à Vincent Lindon, présent sur le plateau, qui trouva l’occasion de revenir sur ce point : « Moi, je trouve ça très agréable de vous appeler Monsieur le Président, je vous le dis parce que, par les temps qui courent, la fonction n'est pas toujours aussi chic qu'elle devrait l'être ; c'est une obligation d'appeler un président de la République Monsieur le Président, alors qu’avec vous, c'est un désir, c'est un souhait, et c'est très agréable. Une façon de représenter l'Etat, d'être un homme d'Etat (le comédien accompagne son propos d’un grand geste soulignant l’image, la prestance). Je trouve que la fonction est de plus en plus bafouée, donc je suis content de vous dire "Bonsoir Monsieur le président". »
Vincent Lindon, dans la même ligne, confia une anecdote de son adolescence où avec des camarades, ayant réussi à obtenir le numéro de téléphone personnel du Président VGE, ils le composaient, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, pour entendre sur le répondeur la voix prestigieuse, prêts à raccrocher au cas où leur interlocuteur signalerait sa présence. Emoustillé et ému au rappel de cette charmante transgression de potache, le comédien ajouta qu’il en aurait d’ailleurs été de même avec le Président Mitterrand - rien à voir avec des positions politiques, des idéologies. Tout est dans le prestige de l’image, du style. Et à ses yeux, ce qui fait obstacle à ce que le Président actuel fasse autorité, c’est son image. Désormais « le roi est nu » (comme l’empereur dans le conte d’Andersen « Les habits neufs de l’empereur ») et Vincent Lindon exprime cette nostalgie d’une fonction qui n’est plus ce qu’elle était, où l’image n’est plus au service du symbolique et de l’Idéal mais pur produit de communication.
Désormais pourtant, cher Vincent Lindon, plus « d’habits neufs » pour le Président, pas plus que pour le père, le professeur, le juge, le médecin, toutes les figures traditionnelles de l’autorité. Si les techniques comme le storytelling tentent de restaurer, de favoriser, une identification imaginaire qui fiche le camp, peut-on vraiment y croire ? Faut-il le regretter ? Pas d’autorités qui n’aient révélé aujourd’hui leur face de semblant, ce dont pâtissent ceux qui sont appelés à en porter les défroques. Une réflexion s’impose sur cet écart désormais irréductible entre l’appel à faire preuve d’autorité, et ce que pourrait être une « autorité authentique », celle portée par un désir et une énonciation singulière, celle qui ne s’abrite pas derrière des droits, des règles, des procédures, une garantie, mais qui engage l’acte et ne recule pas devant le risque et le pari de libérer chez chaque un sa « chance inventive ».
« Gouverner, proposait Cynthia Fleury interviewée par Olivier Schmitt, n'est pas pratiquer l'autoritarisme. Pour cela, il y a les petits chefs, les petits tyrans qui n'ont rien à voir avec l'art de gouverner. Diriger, c'est conduire un peuple avec son assentiment vers des seuils que l'on considère comme des clés pour que la démocratie se renforce. »   




> Malaise dans le travail social : le Père est mort… Vive le discours de la science, par Marc Zerbib

Qui a voyagé en Europe, avant que ne s’effacent les barrières douanières, se souviendra peut-être, qu’après avoir atteint la frontière et présenté au douanier ses papiers d’identité, il s’engageait dans un endroit indéfini, pendant un temps indéterminé, avant de parvenir à un second poste frontière, où de nouveau un douanier, dans un uniforme différent du précédent, l’autorisait à pénétrer dans le territoire étranger.
Une zone étrange entre deux lieux, entre deux temps, entre « borne et limite » pour le dire comme M. Fenouillard, héros de la première bande dessinée française que Jacques Lacan aimait à prendre en référence.
Le travailleur social intervient dans une zone de ce type, étrange et inconfortable. Son pas, en effet, comme celui de la cigogne, est suspendu, sur un entre-deux. Il est à la fois, là, avec son désir d’aider des sujets qui « dépassent les bornes », sujets perdus, errants, en grande souffrance, en grande difficulté, et, ici, dans son désir d’incarner, pour ces mêmes sujets, celui qui « fixe les limites ». En langage pédagogiquement correct, son acte se résume par une formule : remettre du cadre.
Le travailleur social qui définit difficilement qui il est dit plus aisément ce qu’il n’est pas. Il n’est pas l’institution, pas les parents, pas le gardien, pas le flic, pas le curé, pas le soignant, pas l’enseignant, pas le psy… Ce « ne pas » est fortement soutenu par un Idéal éducatif et social, symbolisé par une figure : celle du père, du « bon père ». Jean-Jacques Rousseau qui annonçait dans l’Émile s’être donné un élève imaginaire est sans doute la figure tutélaire de ce Père Imaginaire dans lequel les éducateurs et plus largement les travailleurs sociaux vont trouver leur racine. « Le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité », expliquait J.-J. Rousseau dans son Contrat Social.
De bien belles utopies communautaires ont été ainsi instituées sur l’image de cet « autre » père, un père non-tyrannique, un père acceptable, un père qui pensait pouvoir garantir enfin, par un contrat, la désaliénation des sujets et l’éclosion de la liberté pour tous les citoyens, et particulièrement les plus démunis. Sans doute que la psychanalyse — du moins la psychanalyse de la première topique freudienne — a-t-elle contribué, à son insu, à porter cette image du Père Nouveau sur les fonts baptismaux du travail social entre le Charybde de l’interdiction et le Scylla du laisser-faire.1
Mais à la première topique a succédé la seconde topique, celle de la pulsion de mort, pulsion beaucoup moins éducable que Freud ne l’avait entrevue et espérée dans les premiers pas de son immense découverte.
Et puis est arrivé Jacques Lacan, qui, en 1938, pose cette bombe à retardement : un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques…2
De ce « déclin social de l’imago paternelle », on glose beaucoup et je n’ai pas l’intention d’ajouter ma glose à la glose générale. Je voudrais simplement surligner deux choses. D’une part, ce déclin est bien décliné, si j’ose dire, comme un déclin social. D’autre part, à être social, ce déclin de l’imago paternelle n’en constitue pas moins une crise psychologique. C’est d’ailleurs exactement par ces mots que Lacan projette le destin de ce déclin. Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique, insiste-t-il.
Jacques Lacan a raison. Oui, l’image du Père n’a cessé de décliner, décline, ne cesse de décliner… La mort ne constitue-t-elle pas l’apogée logique de ce déclin ? N’est-il pas venu le temps de prendre acte de la mort du père et d’en mesurer les effets ?
On connaît la valeur du sel quand il n’y en a plus et celle d’un père quand il est mort dit un proverbe indien
Le travailleur social a accompagné ce déclin et d’une certaine façon anticipé cette mort. Fernand Deligny, célèbre pédagogue, écrivait dans Graine de Crapule :
« Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits
Si tu joues au bon Dieu, ils joueront aux diables.
Si tu joues au geôlier, ils joueront les prisonniers.
Si tu es toi-même, ils seront bien embêtés.»3
Mais aujourd’hui, ce sont les travailleurs sociaux qui voulant être eux-mêmes se retrouvent bien embêtés car les temps de l’homme nouveau de la société des Pères Idéaux ne sont pas venus.
À la place est apparu l’homme moyen
Si l’État n’est plus l’Etat Providence, généreux donateur qu’il était, il n’en est pas moins resté très maternel : il protège, il préserve, il prévient.
Et donc il surveille.
Nous sommes entrés dans cette société de la surveillance, une société de la surveillance dont le bracelet électronique est le nouveau paradigme4. Ce n’est pas — pas seulement — la société Surveiller et Punir5 qu’avait préfigurée Michel Foucault en 1975 mais une société Surveiller pour Prévenir. Nous sommes entrés en effet dans l’ère de la prévention multi risques. Le travailleur social est un agent de prévention du risque. Risque de maladie mentale, risque du handicap, risque de la délinquance, risque de déviance sexuelle… font galerie commune avec les risques alimentaires, les risques d’obésité, les risques de cancer, les risques de vieillissement de la peau…
À l’école du risque nulle hiérarchie… Benny Hill nous donne avec son bel humour anglais cet élégant conseil : Le risque qu'il y ait une bombe dans un avion est de un sur un million. Le risque qu'il y ait deux bombes dans un avion est de un sur cent milliards. La prochaine fois que vous prendrez l'avion, diminuez les risques, emmenez votre bombe ! Car prévenir le risque conduit nécessairement à mesurer ce risque. La mesure est ce qui obsède l’homme moyen.
Ce qui compte ne peut pas être compté et ce qui peut être compté ne compte pas forcément, disait pourtant en son temps Albert Einstein. Mais le discours de la science a changé de temps. Le discours de la science s’est mis au service du comptage. Faisant référence au célèbre ouvrage de R. Musil, l’homme sans qualités, Jacques-Alain Miller écrit : L’Homme sans qualités est celui dont le destin est de ne plus avoir aucune autre qualité que d’être marqué du 1 et à ce titre de pouvoir entrer dans la quantité.6
L’homme sans qualité est l’homme ramené au quantitatif, l’homme ramené à la moyenne statistique. L’homme sans qualité, c’est l’homme moyen, et l’homme moyen est — c’est une évidence — l’homme de « la moyenne », l’homme dont on pourra mesurer l’émotion, le comportement, la conduite, l’aptitude, l’affect, le trouble, la libido… à partir d’une moyenne. Me vient là, sous la plume, un souvenir de colère de cette femme qui ne supporte pas d’entendre la satisfaction manifeste des autorités devant la baisse statistique du nombre des accidents de la route. Cette « satisfaction » la meurtrit. Elle se sent niée, abandonnée sur le bord de cette route où, elle, a perdu son fils dans un accident des plus meurtriers. Et de fait, elle l’est, niée. Où est passée la souffrance singulière de cette femme dans le + ou le – de ce satisfecit ?
Ailleurs. Nulle part. Dans un chiffre.
Le philosophe utilitariste Bentham anticipait déjà la société de l’homme moyen ainsi : « il faudrait que chacun ait un chiffre qu’il conserve de la naissance à la mort ». C’est chose presque faite avec notre carte d’identité, notre carte bleue, notre carte de sécurité sociale étonnement rebaptisée, « carte vitale ». C’est dans une puce désormais que se camoufle le vital de l’homme moyen, réduit, miniaturisé, à son chiffre, consultable partout, par tous. Le lien social est «géré » — signifiant de la modernité — à l’aune du Chiffre. Classer, ranger, calculer, mesurer, expertiser, normaliser. Tel est le degré zéro des interrogations contemporaines qui ne cessent de s'imposer au nom de la modernité. Plus le nombre des individus est grand, plus la volonté individuelle s’efface et laisse prédominer la série des faits généraux d’après lesquels croît, existe et se maintient le lien social, et doivent et devront s’insérer les individus déviants par les modes les plus efficaces et les plus rentables économiquement. Les enquêtes statistiques se multiplient pour prévenir les risques de glissement, de dépassement, de dérapage chez nos contemporains. Ainsi, le discours de la science piste-t-il les errements du sens. Il pense même pouvoir en attraper quelques-uns, chez des enfants de moins de trois ans, comme l’a souligné un rapport d’expertise du très officiel Institut National de la Santé et de Recherche Médicale. (INSERM)7.
Dans ce mouvement de fond qui bouleverse le lien social, le travailleur social se sent désemparé. Plus que désemparé, il est, au sens du mot, démobilisé. Il n’y perd pas seulement son latin, il y perd son mobile, le mobile du désir qui l’habite comme travailleur social.
Au cours des formations que je dispense, au cours des supervisions, mon pas me conduit à écouter les travailleurs sociaux dans leur plus grande diversité. Tous, éducateurs spécialisés, conseillers en économie sociale et familiale, assistants sociaux, animateurs, acteurs d’insertion économique… tous font part de leur désarroi, de leur angoisse, de leur détresse. Écartelés entre l’injonction toujours plus forte de traitement social de la déviance d’une part et d’autre part, le fait que « ça ne marche pas », parce que le symptôme résiste et se répète, que les passages à l’acte se multiplient, les travailleurs sociaux sont en effet désorientés.
Dans ce malaise profond que peut la psychanalyse ?
À la condition expresse que le psychanalyste ne joue pas à « l’expert au symptôme », la psychanalyse peut beaucoup.
Pourquoi ?
Parce que le psychanalyse comme le travailleur social s’occupe spécialement de ce qui ne marche pas, de ce qui ne va pas dit Jacques Lacan : Le discours du maître, par exemple, sa fin, c'est que les choses aillent au pas de tout le monde. Eh bien ! Ça, ce n'est pas du tout la même chose que le réel, parce que le réel, justement, c'est ce qui ne va pas, ce qui se met en croix dans ce charroi, bien plus, ce qui ne cesse pas de se répéter pour entraver cette marche.8
L’expérience clinique de la psychanalyse peut soutenir le travailleur social dans la reconnaissance de ce Réel. L’expérience clinique de travailleur social en retour peut faire entendre la portée tragique du réel, dans ce monde contemporain frappé par ce que le psychanalyste et le travailleur social reconnaissent comme « la montée des ségrégations ». La psychanalyse peut aider le travailleur social à s’orienter à partir du Réel pour qu’il repère comment le sujet qu’il accompagne se débrouille avec, comment il l’interprète, comment il pourrait trouver une place singulière dans ce lien social qui se défait, « sa » place. Le travailleur social se fera dès lors « l’assistant » du sujet pour qu’il soit en même temps « dans » la société et « hors » le lien social.
Circonscrire ce Réel pour inventer une clinique au cas pas cas, au, un par un, est le fondement éthique sur lequel le désir du travailleur social pourrait s’appuyer dans un enthousiasme renouvelé, témoigner des bouleversements qui s’opèrent et affectent le travail social dans son fondement en attestant que des pratiques neuves s’élaborent et s’inventent sur le terrain.
Cela concerne le travailleur social et cela concerne le psychanalyste.
Une intention convergente existe entre travail social et psychanalyse En 1918, déjà, au lendemain de la guerre, Sigmund Freud prédisait qu’« un jour, la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale… »9
Dans une préface à un ouvrage de Auguste Aïchorn Jeunes en Souffrances, il conseille de manière un peu floue, mais sans ambiguïté cependant, de mettre en œuvre une pratique autre que l'analyse, pratique qui convergera toutefois avec elle dans son intention.10
Cette intention convergente s’actualise dans une éthique, une éthique de résistance, contre ce qui, au nom de la science, annonce ni plus, ni moins la négation du sujet. Ce n’est pas un scénario de mauvaise science-fiction. Déjà, le dénommé J.B. Watson qui créa le béhaviorisme au début du XXème siècle donnait ce conseil aux psychologues : « Si, en tant que psychologue, vous entendez demeurer scientifique, vous devez décrire le comportement de l’homme dans des termes qui ne sont pas différents de ceux que vous utiliseriez pour décrire le comportement du bœuf qu’on égorge. »
Extrait de « La mort du Père dans le travail social », ASH 2009
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1 Sigmund Freud, Nouvelles Conférences de psychanalyse, Traduction Anne Berman, Gallimard – Collection Idées, 1936, p. 196. « L’éducation doit trouver sa place entre le Scylla de laisser faire et le Charybde de l’interdiction. Si ce problème n’est pas insoluble, il convient de chercher « l’optimum » de cette éducation, c’est-à-dire la manière dont elle sera la plus profitable et la moins dangereuse. »
2 Jacques Lacan, « Les complexes familiaux », Écrits, Seuil, 1966.
3 Fernand Deligny, Graîne de Crapule, Editions du Scarabée, 1943.
4 J’écris au moment même où la société Télématics commercialise le Kiditel, un petit boîtier GPS pas tout à fait comme les autres. Pour moins de 30,00 € par mois, grâce à une liaison satellite permanente, les parents pourront suivre à la trace les moindres mouvements de leurs enfants… Au nom de leur sécurité et des mauvaises rencontres… toujours possibles (Cf. article de Didier Poillerat dans Le Monde informatique du 31 Mai 2007).
5 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1975.
6 Jacques-Alain Miller, « L’ère de l’homme sans qualités », La cause Freudienne n° 57, « Politique Psy », Navarin Éditeurs, Juillet 2004.
7 Très heureusement mis en échec par une mobilisation sans précédent d’hommes et de femmes de bonne volonté.
8 Jacques Lacan, « Discours de Rome du 21/10/1974, dit La troisième », Inédit
9 Sigmund Freud, « Les voies nouvelles de la thérapeutique », La technique Psychanalytique, Traduction Anne Borman, PUF, 1953.
10 Auguste Aichorn, Jeunes en souffrance, Ed. Champ Social. Il s'agit d'une nouvelle édition de l'ouvrage paru initialement en 1925 avec une préface de Sigmund Freud. Auguste Aïchorn est un pédagogue autrichien, analysant de Freud qui a dirigé une institution d’éducation spécialisée. « Une éducation guidée par le souci de soi et d’autrui, en passant par toutes les formes de médiation sociale,… notamment la parole et le langage, telle est la voie qu’ouvre Aichhorn », nous dit Joseph Rouzel, psychanalyste et directeur de l’Institut européen de psychanalyse et travail social, dans un article qui le présente sur son site http://www.psychasoc.com  




> Retour de Venise, par Guilaine Guilaumé

La Biennale de Venise est synchrone avec son temps : dans les Giardini de Castello, le pavillon du Vénézuela (un des 89 pavillons nationaux de la Biennale) présente le déboulonnage des figures classiques de l'autorité.










> Les figures de l'autorité, par Eric Zuliani

L'étymologie se plait parfois à donner aux mots des sens antinomiques. C'est le cas pour l'« autorité » qui recèle deux significations : répression mais aussi permission. Cette double racine se répercute aujourd'hui dans les débats politiques et sociaux. L'appel à une restauration de l'autorité, qui semble de plus en plus faire l'impasse sur un effort de compréhension des problèmes liés à la jeunesse, est de nature à faire consister des idéaux parfois délétères. On en vient même à inclure la prévention dans des systèmes plus vastes de répression.
Ecoutons plutôt Alyssa, l'une des collégienne d'Entre les murs, livre enthousiasmant de François Bégaudeau paru en 2006 :
Faut-il restaurer l'autorité qu'ont connue nos grands-parents à l'école ? Je pense que l'on doit laisser le passé derrière nous et que les choses qui ont bien fonctionné auparavant seront peut-être moins efficaces maintenant et dans le futur. Je pense que c'est à l'adulte de s'affirmer et d'imposer ses règles selon ses valeurs, et non pas au nom d'une mode qui reviendrait en force et qui consisterait à être plus sévère envers les élèves (...). Les jeunes d'aujourd'hui n'accepteraient pas une telle autorité. Ils ne l'imagineraient même pas. Cette nouvelle génération n'est majoritairement pas partisane d'une pression constante et intempestive, elle en a assez comme ça. (F. Bégaudeau, Entre les murs, Paris, Gallimard, 2006, pp. 149-150.)
Alyssa fait entendre à sa manière que pour fonder l'autorité, il s'agit moins de se référer à des modèles, que de savoir sur quoi se règle celui à qui on obéit. Freud lui-même, pour saisir la véritable nature de l'autorité, s'est intéressé au phénomène de l'obéissance. Plutôt que de dresser un portrait psychologique du chef, il a révélé les ressorts subjectifs d'une servitude consentie en dégageant toute la force des liens mêlés, d'amour et de haine, qui unissent et désunissent les hommes. (Cf. « Psychologie des foules et analyse du moi »). A ce titre, nous sommes des « hainamourés » de l'autorité.
Lacan, lui, a profondément subverti la figure du père, et de son corrélat, la famille, qui se dresse immanquablement dès que l'on parle d'autorité. Il a mis à jour sa fonction « deux-en-un » : si le père interdit, il est aussi celui qui autorise. Derrière le père, c'est l'homme qu'on trouve alors, et la manière dont il se débrouille avec son désir. Les enfants et les adolescents, à l'instar d'Alyssa, scrutent les « grandes personnes » sur ce point précis, et les reconnaissent comme telles à leur savoir-faire avec la clocherie de l'existence. C'est en sachant y faire avec l'insubordination de son symptôme, que « quelqu'un » peut faire authentiquement autorité.
Une autorité sans la marque du manque ne ferait qu'alimenter ce que Daniel Roy nomme « la créature » (« Le Surmoi contemporain », in La petite Girafe, n°23, juin 2006), appelée par Freud « surmoi », instance morale exerçant, comme le dit Alyssa, une pression constante et intempestive. (...) Dans ce contexte, l'action psychanalytique s'appuie sur l'autorité d'une présence décidée qui aide et autorise chaque enfant à surmonter les impasses du désir, ce qui ne manque jamais de produire du nouveau pour chacun. Le devoir et la responsabilité y prennent logiquement la place qui leur revient.
Texte extrait de l'éditorial du numéro de la revue La petite Girafe consacré à l'autorité (n°23, juin 2006), publié avec l'autorisation de l'auteur.  




> Quand le désir fait autorité, par Jocelyne Turgis

Samedi 15 octobre Jacques-Alain Miller est venu à Nantes présenter les séminaires de Jacques Lacan, Je parle aux murs et ...ou pire qu'il a rédigés et Vie de Lacan dont il est l'auteur. Il était attendu au Lieu Unique, tout étant organisé au mieux pour sa venue sous l'autorité d'un « bien recevoir, bien accueillir » ; et le public, et l’intervenant.
Seulement voilà, le désir de l'entendre avait amené jusqu'à Nantes beaucoup plus de monde que la salle prévue ne pouvait en contenir. Une soixantaine de personnes était restée dehors. Jacques-Alain Miller, décidé à ne pas choisir les bien installés plutôt que les délaissés du dehors nous parla pendant plus de deux heures juché dans l'escalier de secours au bord de l'Erdre devant un auditoire assis par terre ou debout.
Parler sur l'espace public suppose qu'une autorité donne son accord mais ce qui fit autorité ce jour-là, fut avant tout son désir et le nôtre, tout aussi décidé.